La solitude (3)- Avec Michel de Montaigne
À l’inverse de Maupassant, Michel de Montaigne trouve dans la solitude l’objectif ultime de toute existence, en tout cas de la sienne : « Vivre tranquillement et à son aise ».

Montaigne recommande un cheminement vers une sorte d’état de tempérance fait d’une existence où tout est modération, propice à la paix de l’âme. Dans ce texte, il nous invite à nous détacher des « vices des autres », de l’ambition, de la cupidité, d’éviter les tourments des passions, de l’orgueil, de la débauche. Plus particulièrement : savoir se détacher des liens nous unissant aux êtres chers, afin, le moment venu, d’accepter de les perdre sans en être trop affecté. Le temps du grand âge venu, le détachement de la société devient nécessaire pour sauvegarder ses forces déclinantes. C’est par la solitude qu’on apprend à se contenter de peu, à vivre avec sobriété et « se soumettre les biens, non se soumettre aux biens ». La sagesse que Montaigne nous invite à déployer consiste à « être en relation avec tout, mais non pas joint et collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir être à soi ».

Lisez ces extraits de ses Essais denses et clairvoyants :

« On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené avec lui. »

Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher ?

En quittant son pays, ne se fuit-on pas ? [Horace, Odes, II, XVI, 18-20]

Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ; de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de bien au malade en lui faisant changer de place. Notre mal est en notre âme ; et elle ne peut échapper à elle-même. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en elle-même : c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commodément à l’écart.

Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne dépende que de nous : déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise.

Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes, et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur elle-même ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse,

Sois dans la solitude une foule à toi-même.

[Tibulle, IV, xiii, 12]

Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment. Celui qu’on voit grimpant après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes ? C’est plutôt pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés, crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage ? Pas du tout. Il y mourra. Qui n’échange volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la gloire ? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous.


C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-être nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer en lieu sûr, et cela va nous occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nous-mêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant, et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même.

Voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent plus enjoué et en meilleure santé que moi, je me mets à sa place ; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Alors sachant combien les commodités de l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir : qu’il me rende content de moi-même et du bien dont je puis être la cause.

L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération :

Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens.

[Horace, Épîtres, I, i, 19]

Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux, j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des mains, les uns après les autres.

Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est à nous ;

Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable.

[Perse, V, 252] »



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