Commençons, si vous le voulez bien, avec Franz Schubert que Françoise Dolto, dans son ouvrage sur la solitude, recommande d’écouter durant ce moment, particulièrement son adagio du quintette à cordes, op 163, D 956.
Ce mouvement débute par une musique tout en harmonie, un échange entre violons et violoncelles qui introduisent un état de paix intérieure, où les émotions délicatement agencées vibrent au gré des cordes et des pizzicati. Un moment de « bonne » solitude, dirait Dolto. Puis, soudain, une vive pulsation perturbe la douceur ambiante, comme si de fortes émotions se réveillaient, pour de nouveau s’apaiser subtilement. Cet adagio épouse ces moments de la vie où, parfois, les tensions s’atténuent ou se renforcent, affirmant ainsi les courbes de l’élan vital, ses instants de calme et ceux où se déclenchent des affects saisissants.
Remontons maintenant le temps et allons au dix-septième siècle avec le compositeur britannique Henry Purcell et le poème chanté qu’il a mis en musique intitulé Ô Solitude.
L’accent de cette composition est mis essentiellement sur une voix qui sourdre de la profondeur d’une terre mère, traverse des forêts et des montagnes, rejointe par un écho chromatique provenant des vallons et des sommets. Bien que ce soit une complainte empreinte de mélancolie, elle est un hymne, une déclaration d’amour à la solitude :
"Ô Solitude, my sweetest choice/Places devoted to the night,/ Remote from tumult and from noise/How ye my restless thoughts delight/Ô Solitude, my sweetest choice".
Ô Solitude, mon choix le plus doux/Que ces lieux consacrés à la nuit/Eloignés du monde et du bruit/Plaisent à mes pensées agitées/Ô Solitude, mon choix le plus doux."
La lente et répétitive tristesse vocale entraîne l’auditeur vers d’autres voix oubliées provenant des chemins nocturnes de sa mémoire, éveillant la vulnérabilité de l’enfance assoiffée de « sweetness » et de « delight ».
Au 18e siècle, George Frederic Händel compose un opéra intitulé Rinaldo. Le héros éponyme aime et est aimé par Almirena qu’il ne pourra épouser qu’à la condition de vaincre les Sarrasins qui, pour se renforcer, ont eu recours aux pouvoirs de la sorcière Armida. Afin d’affaiblir l’armée chrétienne, celle-ci kidnappe Almirena et l’isole dans le jardin de son palais. Solitaire, la jeune fille ne peut que se lamenter sur son sort. Lascia ch’io pianga est l’un des plus beaux arias du répertoire lyrique. Il se déploie comme une cascade de soupirs plaintifs unis aux larmes de l’esseulée gémissant sur son cruel destin, suppliant de mettre fin à son martyr, proclamant son ardent désir de liberté.
« Lascia ch'io pianga/ Mia cruda sorte,/E che sospiri/ La libertà./ Il duolo infranga/ Queste ritorte,/ De' miei martiri/Sol per pietà ».
« Laisse-moi pleurer/Mon cruel destin/Et soupirer/Après ma liberté./Que la douleur brise/Les liens de mon martyre/Ne fût-ce que par pitié.
Comment se fait-il que la voix d’un(e) artiste puisse susciter autant d’intenses et mystérieux émois chez l’auditeur ?
On a pu démontrer que les sons extérieurs parviennent au fœtus à travers la paroi intra-utérine de la mère, notamment la voix de celle-ci qui lui devient la plus familière, accompagnée de la musique de ses organes internes dont le cœur et ses battements. À la naissance, cette voix, associée à l’odeur, à la peau, au regard maternels, sera pulsionnellement investie. Ces premiers objets d’attachement seront fortement chargés émotionnellement. Des recherches ont même découvert qu’à sa naissance, tout nourrisson possède une oreille musicale dont l’évolution ultérieure dépendra des effets de l’environnement familial.
Qu’expriment donc les voix à l’opéra sinon toutes les gammes des états affectifs ? Le plaisir, la douleur, le manque, le désespoir, la joie, la folie, l’amour et la haine, etc., tout y passe, et tout pénètre au plus profond de l’auditeur, à travers ses oreilles, ses yeux, sa peau, aucun organe n’est épargné. Tout comme le fœtus entendait toutes les vibrations intra-utérines provenant de sa mère, notamment de ses ressentis, l’auditeur vibrera à l’unisson avec la chanteuse ou le chanteur, réanimant les éprouvés internalisés. Les sentiments et émotions transmis par la voix sont l’écho des sons et des voix archaïques conservés dans toute mémoire inconsciente où, selon Freud, tout demeure inscrit, rien n’est oublié, rien ne finit.
Le psychanalyste Donald Woods Winnicott rapporte le cas d’enfants qui, vivant dans un environnement défaillant, subissent de véritables agonies primitives. Lorsque des hommes et des femmes parlent de leur solitude, ils la décrivent un peu dans les mêmes termes : un sentiment de vide abyssal accompagné de souffrance et d’une sombre détresse. Une jeune femme m’a confié que l’écoute du Requiem de Mozart la plonge dans un état émotionnel obscur qui lui semble néanmoins très familier, qu’elle relie à son enfance sans pouvoir l’expliquer. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette messe pour les morts lui apporte un apaisement bénéfique, particulièrement le Lacrimosa qu’elle écoute parfois en boucle. C’est parce que le génial Mozart a su y transcrire son intime conviction exprimée dans une lettre à son père : “La mort est l’ultime étape de notre vie. Je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce meilleur et véritable ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur”.
Ce sont tout à fait ces ressentis que cette femme perçoit lorsqu’elle est pénétrée de cette musique et pour cette raison, je vous propose de l’écouter. Le Lacrimosa n’a pu être terminé par le compositeur lui-même, il a été complété par deux de ses élèves. C’est une musique compassionnelle, grave et solennelle. Elle est intimement accompagnée par une absolue harmonie vocale. Tendrement maternante, elle progresse lentement vers des tonalités plus puissantes pour se terminer ingénieusement par un Amen d’acquiescement.
Retour à Franz Schubert. Jamais ce musicien ne s’est retrouvé aussi esseulé qu’à la dernière année de sa courte vie. En dépit de la maladie, de la pauvreté, et de la proximité de la mort, il est néanmoins au faîte de sa créativité et son désir de composer et d’innover est encore puissant. À cette époque, il compose la sonate pour piano no 20 dont je vous recommande le 2e mouvement : l’Andantino qui mêle tristesse et espérance. Le morceau commence avec des notes qui gouttent comme autant de pleurs silencieux puis le rythme s’accélère dans une sorte de soubresaut produit peut-être par le jaillissement d’un fol espoir, pour se ralentir et s’apaiser, se résignant au sort inévitable qui l’attend. “Mes créations, a-t-il écrit, sont le fruit de ma connaissance de la musique et de ma connaissance de la douleur”.
Le dernier morceau que je vous propose, Vientulais Engelis (Ange solitaire) a été créé par un compositeur contemporain venu de Lettonie, Pēteris Vasks.
Ce morceau, conçu en un seul mouvement, est une longue méditation pour un trio de violon, violoncelle et piano. Très concerné par le matérialisme consumériste qui ne provoque que destructions et ravages, le musicien explique qu’il a composé cet adagio avec la vision d’un ange contemplant l’état désastreux de la planète, les yeux pleins de larmes. Du solo du violon qui domine l’orchestration émanent la profonde tristesse et la totale solitude de cet ange gardien qui, à son cœur défendant, continue inlassablement de veiller sur notre monde, appliquant un baume sur ses cicatrices, lui offrant sa sollicitude et son réconfort.
Ce mouvement débute par une musique tout en harmonie, un échange entre violons et violoncelles qui introduisent un état de paix intérieure, où les émotions délicatement agencées vibrent au gré des cordes et des pizzicati. Un moment de « bonne » solitude, dirait Dolto. Puis, soudain, une vive pulsation perturbe la douceur ambiante, comme si de fortes émotions se réveillaient, pour de nouveau s’apaiser subtilement. Cet adagio épouse ces moments de la vie où, parfois, les tensions s’atténuent ou se renforcent, affirmant ainsi les courbes de l’élan vital, ses instants de calme et ceux où se déclenchent des affects saisissants.
Remontons maintenant le temps et allons au dix-septième siècle avec le compositeur britannique Henry Purcell et le poème chanté qu’il a mis en musique intitulé Ô Solitude.
L’accent de cette composition est mis essentiellement sur une voix qui sourdre de la profondeur d’une terre mère, traverse des forêts et des montagnes, rejointe par un écho chromatique provenant des vallons et des sommets. Bien que ce soit une complainte empreinte de mélancolie, elle est un hymne, une déclaration d’amour à la solitude :
"Ô Solitude, my sweetest choice/Places devoted to the night,/ Remote from tumult and from noise/How ye my restless thoughts delight/Ô Solitude, my sweetest choice".
Ô Solitude, mon choix le plus doux/Que ces lieux consacrés à la nuit/Eloignés du monde et du bruit/Plaisent à mes pensées agitées/Ô Solitude, mon choix le plus doux."
La lente et répétitive tristesse vocale entraîne l’auditeur vers d’autres voix oubliées provenant des chemins nocturnes de sa mémoire, éveillant la vulnérabilité de l’enfance assoiffée de « sweetness » et de « delight ».
Au 18e siècle, George Frederic Händel compose un opéra intitulé Rinaldo. Le héros éponyme aime et est aimé par Almirena qu’il ne pourra épouser qu’à la condition de vaincre les Sarrasins qui, pour se renforcer, ont eu recours aux pouvoirs de la sorcière Armida. Afin d’affaiblir l’armée chrétienne, celle-ci kidnappe Almirena et l’isole dans le jardin de son palais. Solitaire, la jeune fille ne peut que se lamenter sur son sort. Lascia ch’io pianga est l’un des plus beaux arias du répertoire lyrique. Il se déploie comme une cascade de soupirs plaintifs unis aux larmes de l’esseulée gémissant sur son cruel destin, suppliant de mettre fin à son martyr, proclamant son ardent désir de liberté.
« Lascia ch'io pianga/ Mia cruda sorte,/E che sospiri/ La libertà./ Il duolo infranga/ Queste ritorte,/ De' miei martiri/Sol per pietà ».
« Laisse-moi pleurer/Mon cruel destin/Et soupirer/Après ma liberté./Que la douleur brise/Les liens de mon martyre/Ne fût-ce que par pitié.
Comment se fait-il que la voix d’un(e) artiste puisse susciter autant d’intenses et mystérieux émois chez l’auditeur ?
On a pu démontrer que les sons extérieurs parviennent au fœtus à travers la paroi intra-utérine de la mère, notamment la voix de celle-ci qui lui devient la plus familière, accompagnée de la musique de ses organes internes dont le cœur et ses battements. À la naissance, cette voix, associée à l’odeur, à la peau, au regard maternels, sera pulsionnellement investie. Ces premiers objets d’attachement seront fortement chargés émotionnellement. Des recherches ont même découvert qu’à sa naissance, tout nourrisson possède une oreille musicale dont l’évolution ultérieure dépendra des effets de l’environnement familial.
Qu’expriment donc les voix à l’opéra sinon toutes les gammes des états affectifs ? Le plaisir, la douleur, le manque, le désespoir, la joie, la folie, l’amour et la haine, etc., tout y passe, et tout pénètre au plus profond de l’auditeur, à travers ses oreilles, ses yeux, sa peau, aucun organe n’est épargné. Tout comme le fœtus entendait toutes les vibrations intra-utérines provenant de sa mère, notamment de ses ressentis, l’auditeur vibrera à l’unisson avec la chanteuse ou le chanteur, réanimant les éprouvés internalisés. Les sentiments et émotions transmis par la voix sont l’écho des sons et des voix archaïques conservés dans toute mémoire inconsciente où, selon Freud, tout demeure inscrit, rien n’est oublié, rien ne finit.
Le psychanalyste Donald Woods Winnicott rapporte le cas d’enfants qui, vivant dans un environnement défaillant, subissent de véritables agonies primitives. Lorsque des hommes et des femmes parlent de leur solitude, ils la décrivent un peu dans les mêmes termes : un sentiment de vide abyssal accompagné de souffrance et d’une sombre détresse. Une jeune femme m’a confié que l’écoute du Requiem de Mozart la plonge dans un état émotionnel obscur qui lui semble néanmoins très familier, qu’elle relie à son enfance sans pouvoir l’expliquer. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette messe pour les morts lui apporte un apaisement bénéfique, particulièrement le Lacrimosa qu’elle écoute parfois en boucle. C’est parce que le génial Mozart a su y transcrire son intime conviction exprimée dans une lettre à son père : “La mort est l’ultime étape de notre vie. Je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce meilleur et véritable ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur”.
Ce sont tout à fait ces ressentis que cette femme perçoit lorsqu’elle est pénétrée de cette musique et pour cette raison, je vous propose de l’écouter. Le Lacrimosa n’a pu être terminé par le compositeur lui-même, il a été complété par deux de ses élèves. C’est une musique compassionnelle, grave et solennelle. Elle est intimement accompagnée par une absolue harmonie vocale. Tendrement maternante, elle progresse lentement vers des tonalités plus puissantes pour se terminer ingénieusement par un Amen d’acquiescement.
Retour à Franz Schubert. Jamais ce musicien ne s’est retrouvé aussi esseulé qu’à la dernière année de sa courte vie. En dépit de la maladie, de la pauvreté, et de la proximité de la mort, il est néanmoins au faîte de sa créativité et son désir de composer et d’innover est encore puissant. À cette époque, il compose la sonate pour piano no 20 dont je vous recommande le 2e mouvement : l’Andantino qui mêle tristesse et espérance. Le morceau commence avec des notes qui gouttent comme autant de pleurs silencieux puis le rythme s’accélère dans une sorte de soubresaut produit peut-être par le jaillissement d’un fol espoir, pour se ralentir et s’apaiser, se résignant au sort inévitable qui l’attend. “Mes créations, a-t-il écrit, sont le fruit de ma connaissance de la musique et de ma connaissance de la douleur”.
Le dernier morceau que je vous propose, Vientulais Engelis (Ange solitaire) a été créé par un compositeur contemporain venu de Lettonie, Pēteris Vasks.
Ce morceau, conçu en un seul mouvement, est une longue méditation pour un trio de violon, violoncelle et piano. Très concerné par le matérialisme consumériste qui ne provoque que destructions et ravages, le musicien explique qu’il a composé cet adagio avec la vision d’un ange contemplant l’état désastreux de la planète, les yeux pleins de larmes. Du solo du violon qui domine l’orchestration émanent la profonde tristesse et la totale solitude de cet ange gardien qui, à son cœur défendant, continue inlassablement de veiller sur notre monde, appliquant un baume sur ses cicatrices, lui offrant sa sollicitude et son réconfort.
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