Martyrs éternels? 
En ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots, récupérer notre territoire.

 

Récupérer notre territoire, mais aussi retrouver nos repères. Toutes ces petites boussoles qui nous relient à notre histoire et, par-delà, à notre identité. Véritable agora et miroir de nos peines et de nos revendications, la place des Martyrs est aujourd’hui une place publique. La place de tous les publics. Mais cette étendue ouverte sur la mer, comme une prolongation de la ville ou un début d’ailleurs, ne s’est pas toujours appelée du nom de ces hommes exécutés sans pitié par un régime ottoman qui se savait condamné. Au gré de l’histoire, elle prendra les noms que lui donneront les circonstances, l’occupant ou les habitants, comme pour confirmer un peu plus s’il le fallait la véritable vocation de cette place, témoin de toute une ville en tourmente. Sahet el-Borj du nom de la principale tour de la ville, le Bourj el-Kashaf ou Hashesh, place du Canon puisque les Russes y installèrent brièvement un canon en 1773, place des Canons quand le général Beaufort d’Hautpoul installa son artillerie en 1860, place el-Hamidiyyé du nom du sultan Abdel-Hamid II qui l’aménagea, place de la Liberté ou de l’Union à la suite de la révolution des Jeunes Turcs en 1908, et enfin place des Martyrs en 1921.
C’est à l’aube du 21 août 1915 que les premiers martyrs allaient tomber, condamnés par une occupation turque en déroute qui n’admettait plus aucune résistance. Onze courageux jeunes hommes libanais et syriens furent pendus «pour donner l’exemple» sur cette place baptisée à l’époque place de la Liberté et visible de tous les habitants de Beyrouth. Ils s’appelaient Abdelkarim Khalil, Mohammad et Mahmoud Mahmassani, Abdelkader Kharsa, Mohammad Moussalem Abdine, Ali Armanazi, Nayef Tello, Selim Abdel-Hadi, Mahmoud Ajam, Saleh Haïdar, Noureddine Kadi. Un douzième fut condamné par contumace, Abdelghani al-Areissi, ayant réussi à s’enfuir. Mais cela n’empêcha pas les Libanais de continuer à se battre pour l’indépendance de leur pays. Et les Turcs de réitérer leurs crimes. Le 6 mai 1916, les potences se dressèrent de nouveau à Beyrouth et à Damas et, sur cette place de Beyrouth, quatorze jeunes hommes nationalistes perdront leur vie, mais pas leur honneur. Petro Paoli, Toufic Bissat, Abdelghani el-Araissi, Aref Chéhabi, Georges Haddad, Sélim Jazaéri, Seifeddine Khatib, Mohammed Chanti, Ali Nachachibi, Jalal Boukhari, Omar Hamad, Saïd Akl, Ahmed Tabbara, Amin Loutfi, exposés au public dans leurs chemises blanches de suppliciés, dont les noms aujourd’hui riment avec courage. Grand courage.


Un mois plus tard, deux frères, Philippe et Farid el-Khazen, propriétaires du journal al-Arz, seront également exécutés. Avant de mourir, Philippe dira: «Si Dieu pouvait entendre notre requête, je le prierais de prolonger encore nos souffrances, car peut-être alors les souffrances de notre Liban bien-aimé en seraient-elles abrégées d’autant.» Les Beyrouthins n’attendront pas longtemps avant de retrouver un semblant d’autonomie et la fin de leur cauchemar. Les autorités mandataires françaises réaménagèrent la place en 1924 comme si, encore une fois, cet espace entre mer et terre se devait de refléter au centuple toutes les transformations politiques de notre pays si remuant. Pour rendre hommage aux jeunes hommes qui avaient payé de leur vie leurs demandes nationalistes, un monument fut érigé sur la place en 1930 et, le 6 mai 1937, il fut décidé de faire de ce jour le Jour des martyrs.
Ce premier monument, œuvre du grand sculpteur Youssef Hoayek, avait été inauguré le 19 décembre 1930 sur le côté sud du jardin de la place en présence du président Charles Debbas, de grandes figures politiques, du nonce apostolique, de représentants des puissances étrangères et bien sûr du Haut-Commissaire français Ponsot. Il représentait deux femmes, l’une musulmane et l’autre chrétienne, qui se tenaient les mains en signe de solidarité au-dessus d’une urne qui contenait symboliquement les cendres des martyrs tombés pour le Liban. Le 9 septembre 1948, un journaliste, Salim Slim, qui réclamait depuis quelque temps, et en vain, le déboulonnage de la statue qui pour lui ne reflétait que la douleur et la résignation sans évoquer le courage de ceux qui étaient tombés pour le Liban, décida de passer à l’action. Il défigura à coups de marteau les visages des deux femmes. Le monument des «Pleureuses» fut alors enlevé pour restauration, mais il perdra son temps dans un entrepôt avant d’être déplacé dans le jardin de Sanayeh, pour finalement trouver la place qu’il mérite devant le Musée Sursock.
Mais allait-on pour autant abandonner ce devoir de rendre hommage aux jeunes martyrs? La place des Martyrs ou des Canons, comme continuent de l’appeler la plupart des Beyrouthins, qui avait été arpentée par Charles de Gaulle en juin 1941, est devenue un véritable carrefour où convergent toutes les énergies de la ville. Tramways, taxis, passants, commerçants, jardins, c’est vraiment le cœur battant de Beyrouth. Après plusieurs tentatives et certain flou artistique, c’est le cas de le dire, sur le projet, c’est finalement la maquette proposée par le sculpteur Renato Marino Mazzacurati, qui avait déjà réalisé en 1956 la statue de Riad el-Solh sur la place du même nom, qui est approuvée en 1958 par la municipalité. Les statues seront placées au centre de la place et le projet initial prévoyait d’y ajouter aux quatre coins des fontaines sculptées représentant les quatre saisons qu’exécuteront des sculpteurs libanais. Mais, finalement, seules les quatre statues inaugurées le 6 mai 1960 par le président Chéhab occuperont la scène, les deux allongées symbolisant l’une le martyr sacrifié, l’autre le prisonnier qui s’est libéré, alors que la Liberté portant le flambeau montre le chemin au jeune homme qui regarde résolument vers le futur.

Plus encore que le choix d’un sculpteur étranger pour rendre hommage à des martyrs de la cause libanaise, c’est la physionomie des statues qui suscita quelques remous. En effet, leurs traits étaient plus italiens que libanais. Ce à quoi le sculpteur rétorqua que nous étions tous méditerranéens. Très vite, l’ensemble des statues sembla faire partie depuis toujours du paysage. Et, lorsque les saccages anéantirent le souffle vibrant de la place, les martyrs criblés de balles redevinrent encore un symbole. Comme un éternel recommencement ou une allégorie d’une souffrance éternelle. Chacun de nous a la photographie de ces statues solitaires, uniques références de la place d’hier, trouées et vulnérables, amputées et blessées, entourées de ronces et de gravats, mais encore debout. Debout comme nous. En 1996, et à l’orée d’une reconstruction tous azimuts, les statues iront se faire restaurer à l’USEK par Issam Khaïrallah et reviendront sur la place en 2004, gardant sciemment des traces des combats pour que jamais Beyrouth ne soit tenté d’oublier.
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