Et puis il y avait elle, ma mémé avec sa tignasse blanchâtre comme la neige qui coiffe obstinément le sommet de Sannine et ses yeux bleus desquels le ciel en emprunte la couleur. Et il y avait moi et mon innocence que je traînais comme un boulet à l’âge où j’étais haut comme trois pommes, où j’avais encore les portugaises ensablées par le chuchotement doux de la vie, où je prêtais mon oreille aux contes rocambolesques venus d’un ailleurs que seule ma mémé en était familière. Je rangeais au placard mon sentiment d’insécurité pour faire montre d’insouciance et de fortitude à ma grand-mère aguerrie par l’exode du début du siècle dernier. Elle avait condamné à l’autodafé son livre d’histoire pour le réécrire à l’aune de mon enfance. Mon enfance bégayait de fragilité, clopinait sur le chemin du massacre syriaque par les Ottomans.
«Quand on en tue un, c’est un meurtre. Quand on en tue une dizaine, c’est un massacre. Mais quand on en tue des milliers, c’est un génocide, qu’elle me serinait inlassablement.»
L’Histoire s’apprend par cœur quand le corps n’y est plus. Je me laissai rouler dans la farine par la faconde de ma grand-mère turque qui déployait des récits qu’elle me crochetait la nuit au moment où que je suis assis au pied du chauffage à gaz sur lequel je posais du pain à griller que je trempais par la suite dans la mélasse mélangée à la crème de sésame. Truculentes étaient ses historiettes. Sanguinolentes étaient ses descriptions. Elle multipliait par cent le nombre de Syriaques assassinés aux mains des Turcs. Je ne savais pas compter. Mais elle savait conter. Elle était haineuse et revancharde envers tout ce qui est musulman, et plus particulièrement les Turcs.
Elle me trouva un sobriquet: sisyo (cheval en syriaque populaire) en raison de ma pétulance et mon impétuosité qu’elle devait souvent dompter à coup de mule.
À l’heure du bain que je prenais un jour sur deux, elle allumait le chaudron rempli à ras bord d’eau et attendait que la condensation embrume le miroir. Dès lors, elle m’aidait prestement à me déshabiller pour être dans mon appareil le plus simple. Je n’étais conscient ni de ma nudité ni de sa sacralisation. Elle m’invitait à enjamber la lisière de la baignoire en me tenant par un bras. «Téta, je ne veux pas que l’eau soit bouillante. — T’inquiètes!, qu’elle me disait avec assurance.» Elle me récurait la peau comme si elle desquamait un poisson. Elle me passait un sacré coup de luffa tout en choisissant de faire la sourde oreille à mes cris d’orfraie à chaque fois qu’elle astiquait ma peau sensible. J’en sortais rouge comme une écrevisse, comme à l’issue d’un nouveau baptême. Plus chrétien que Jésus lui-même. L’eau nous éclaboussait nous deux. On en riait comme si on était deux êtres insouciants, étourdis par la simplicité de la vie. Cette complicité ne me laissait guère insensible.
Sa robe, sous l’effet de l’eau, moulait ses seins qui choyaient jusqu’au niveau de son nombril et qui avaient nourri ma mère. Et je voyais les lèvres de ma mère suçotant les tétons de ma mémé, vision que je balayais aussitôt en m’essuyant les yeux brûlés par le savon de laurier dont l’arôme empreignait la salle de bain, mon ablution, mon enfance, ma mémoire olfactive à laquelle j’ai recours même aujourd’hui pour me replonger dans les délices d’un bain moussant.
«Quand on en tue un, c’est un meurtre. Quand on en tue une dizaine, c’est un massacre. Mais quand on en tue des milliers, c’est un génocide, qu’elle me serinait inlassablement.»
L’Histoire s’apprend par cœur quand le corps n’y est plus. Je me laissai rouler dans la farine par la faconde de ma grand-mère turque qui déployait des récits qu’elle me crochetait la nuit au moment où que je suis assis au pied du chauffage à gaz sur lequel je posais du pain à griller que je trempais par la suite dans la mélasse mélangée à la crème de sésame. Truculentes étaient ses historiettes. Sanguinolentes étaient ses descriptions. Elle multipliait par cent le nombre de Syriaques assassinés aux mains des Turcs. Je ne savais pas compter. Mais elle savait conter. Elle était haineuse et revancharde envers tout ce qui est musulman, et plus particulièrement les Turcs.
Elle me trouva un sobriquet: sisyo (cheval en syriaque populaire) en raison de ma pétulance et mon impétuosité qu’elle devait souvent dompter à coup de mule.
À l’heure du bain que je prenais un jour sur deux, elle allumait le chaudron rempli à ras bord d’eau et attendait que la condensation embrume le miroir. Dès lors, elle m’aidait prestement à me déshabiller pour être dans mon appareil le plus simple. Je n’étais conscient ni de ma nudité ni de sa sacralisation. Elle m’invitait à enjamber la lisière de la baignoire en me tenant par un bras. «Téta, je ne veux pas que l’eau soit bouillante. — T’inquiètes!, qu’elle me disait avec assurance.» Elle me récurait la peau comme si elle desquamait un poisson. Elle me passait un sacré coup de luffa tout en choisissant de faire la sourde oreille à mes cris d’orfraie à chaque fois qu’elle astiquait ma peau sensible. J’en sortais rouge comme une écrevisse, comme à l’issue d’un nouveau baptême. Plus chrétien que Jésus lui-même. L’eau nous éclaboussait nous deux. On en riait comme si on était deux êtres insouciants, étourdis par la simplicité de la vie. Cette complicité ne me laissait guère insensible.
Sa robe, sous l’effet de l’eau, moulait ses seins qui choyaient jusqu’au niveau de son nombril et qui avaient nourri ma mère. Et je voyais les lèvres de ma mère suçotant les tétons de ma mémé, vision que je balayais aussitôt en m’essuyant les yeux brûlés par le savon de laurier dont l’arôme empreignait la salle de bain, mon ablution, mon enfance, ma mémoire olfactive à laquelle j’ai recours même aujourd’hui pour me replonger dans les délices d’un bain moussant.
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