Les dimanches sont souvent moroses, l’inactivité sous couvert de repos forcé, fait resurgir les démons de l’ennui et une sensation évanescente de l’absurde. L’esprit accoutumé au rythme scolaire infernal se trouve balloté entre une atmosphère éphémère de finitude triste et l’appréhension presque instinctive du lendemain. À cet instant de flottement imperceptible, où l’horloge semble s’arrêter ou ralentir son mouvement, la vision des choses change étrangement. Les priorités matérialistes cèdent la place à l’essence de la vie.
Pour ma part, face à la lassitude dominicale récurrente, mon échappatoire a souvent été double, s’évader dans la nature, ou consacrer les quelques heures d’oisiveté à s’abreuver modestement d’art et de culture.
Le dimanche 13 octobre 2019 était parfaitement propice à cette dernière activité. Nous étions sans le savoir à l’aune d’un changement majeur qui allait bouleverser pour de nombreuses années toute notre conception du Liban culturel au sens le plus pur et noble du terme, le Liban ayant, malgré les affres de l’atroce guerre, ancré en nous le goût de l’art.
Ironie socratique ou simple contingence malheureuse, le jour où ma femme me proposa d’emmener notre fils de deux ans visiter l’exposition Picasso au musée Sursock signait la fin d’une époque. C’était l’une de nos dernières sorties insouciantes dans une nation qui pouvait encore miser sur le poids de la culture face à la corruption et la malhonnêteté institutionnalisées.
Puérils et de bonne foi, nous avions encore la certitude infondée que le tissu éducationnel solide était un rempart indestructible face à l’avidité d’un système qui, après avoir englouti tous les espoirs du peuple, n’avait plus d’autre choix que l’autophagie suicidaire. Des expositions comme celle-ci étaient la preuve irréfutable de notre lien ténu avec le foisonnement artistique des plus grandes capitales culturelles du monde. Malgré la crise, la paupérisation galopante, l’effronterie politique, nous pouvions exposer sans grande restriction des œuvres d’Orient, d’Asie, d’Occident ou d’ailleurs. La censure existait évidemment, mais elle était âprement combattue jusqu’à dévoiler toute la supercherie des censeurs et faire découvrir davantage l’art de la subversion.
Ce dimanche, mon fils, à la fois amusé et ébahi, fixait avec les yeux purs de l’enfance une autre réalité, une géométrie picturale qui déformait toutes les certitudes de son imaginaire. Pourtant, en apparence il ne semblait aucunement heurté par cette opposition sauvage entre le réel de son quotidien et sa représentation onirique par Picasso. Nous nous gardions, en parfaits dilettantes, de lui donner une quelconque explication de ce qu’il voyait, notre unique initiative était de le guider d’une toile à l’autre et d’entendre avec la naïveté fière et habituelle des parents admiratifs orientaux, les balbutiements de ses réactions impulsives.
Deux impressions restent ancrées en moi de ce bel après-midi beyrouthin: mon fils absorbé par une énorme toile du maître et notre joie de faire un sortie en famille en parcourant de façon ludique les merveilleuses salles du musée.
Deux ans plus tard, un ami d’enfance installé à l’étranger m’interpella avec l’assurance des grands pédagogues: «Tu n’as pas peur pour l’éducation de tes enfants au Liban?» Naturellement peu loquace, face à des questions qui ne semblent être que des affirmations incontestables, je répondis évasivement par un hochement de tête convenu, que mon ami scruta avec incompréhension et une note subtile de condescendance.
Mon geste automatique cachait en réalité un moment d’absence, un rêve éveillé, mon regard humide observait un passé qui s’éloignait inéluctablement comme un navire en perdition pris dans la tourmente des flots.
Ma rêverie instantanée est une scène du présent. J’y vois le regard sincère d’un enfant sur un mur. Sur ce mur est accrochée une toile monumentale… Picasso je crois. Je ressens un léger pincement, ridicule émotion face à l’immensité d’une catastrophe. Le mur est soufflé en une seconde, mais la toile reste suspendue en lévitation parfaite et l’enfant la regarde fixement… Il absorbe, il absorbe.
Il absorbe à n’en plus finir.
Pour ma part, face à la lassitude dominicale récurrente, mon échappatoire a souvent été double, s’évader dans la nature, ou consacrer les quelques heures d’oisiveté à s’abreuver modestement d’art et de culture.
Le dimanche 13 octobre 2019 était parfaitement propice à cette dernière activité. Nous étions sans le savoir à l’aune d’un changement majeur qui allait bouleverser pour de nombreuses années toute notre conception du Liban culturel au sens le plus pur et noble du terme, le Liban ayant, malgré les affres de l’atroce guerre, ancré en nous le goût de l’art.
Ironie socratique ou simple contingence malheureuse, le jour où ma femme me proposa d’emmener notre fils de deux ans visiter l’exposition Picasso au musée Sursock signait la fin d’une époque. C’était l’une de nos dernières sorties insouciantes dans une nation qui pouvait encore miser sur le poids de la culture face à la corruption et la malhonnêteté institutionnalisées.
Puérils et de bonne foi, nous avions encore la certitude infondée que le tissu éducationnel solide était un rempart indestructible face à l’avidité d’un système qui, après avoir englouti tous les espoirs du peuple, n’avait plus d’autre choix que l’autophagie suicidaire. Des expositions comme celle-ci étaient la preuve irréfutable de notre lien ténu avec le foisonnement artistique des plus grandes capitales culturelles du monde. Malgré la crise, la paupérisation galopante, l’effronterie politique, nous pouvions exposer sans grande restriction des œuvres d’Orient, d’Asie, d’Occident ou d’ailleurs. La censure existait évidemment, mais elle était âprement combattue jusqu’à dévoiler toute la supercherie des censeurs et faire découvrir davantage l’art de la subversion.
Ce dimanche, mon fils, à la fois amusé et ébahi, fixait avec les yeux purs de l’enfance une autre réalité, une géométrie picturale qui déformait toutes les certitudes de son imaginaire. Pourtant, en apparence il ne semblait aucunement heurté par cette opposition sauvage entre le réel de son quotidien et sa représentation onirique par Picasso. Nous nous gardions, en parfaits dilettantes, de lui donner une quelconque explication de ce qu’il voyait, notre unique initiative était de le guider d’une toile à l’autre et d’entendre avec la naïveté fière et habituelle des parents admiratifs orientaux, les balbutiements de ses réactions impulsives.
Deux impressions restent ancrées en moi de ce bel après-midi beyrouthin: mon fils absorbé par une énorme toile du maître et notre joie de faire un sortie en famille en parcourant de façon ludique les merveilleuses salles du musée.
Deux ans plus tard, un ami d’enfance installé à l’étranger m’interpella avec l’assurance des grands pédagogues: «Tu n’as pas peur pour l’éducation de tes enfants au Liban?» Naturellement peu loquace, face à des questions qui ne semblent être que des affirmations incontestables, je répondis évasivement par un hochement de tête convenu, que mon ami scruta avec incompréhension et une note subtile de condescendance.
Mon geste automatique cachait en réalité un moment d’absence, un rêve éveillé, mon regard humide observait un passé qui s’éloignait inéluctablement comme un navire en perdition pris dans la tourmente des flots.
Ma rêverie instantanée est une scène du présent. J’y vois le regard sincère d’un enfant sur un mur. Sur ce mur est accrochée une toile monumentale… Picasso je crois. Je ressens un léger pincement, ridicule émotion face à l’immensité d’une catastrophe. Le mur est soufflé en une seconde, mais la toile reste suspendue en lévitation parfaite et l’enfant la regarde fixement… Il absorbe, il absorbe.
Il absorbe à n’en plus finir.
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