Le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt a annoncé jeudi sa démission de la présidence du parti. Il a appelé à un congrès général du PSP le 25 juin prochain. Voici un article de notre contributeur Rami Rayess, qui revient sur le parcours politique du leader druze.
Dans un discours prononcé le 7 mai 2022, le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, avait laissé entendre qu’il comptait inaugurer un nouveau chapitre de son parcours politique, qu’il voulait clôturer au profit de son fils, Taymour.
Un parcours politique au cours duquel cet animal politique hors pair n’a cessé d’étonner par sa capacité perpétuelle de renouvellement, depuis qu’il a revêtu sa cape de chef (abaya) en 1977, tachée du sang de son père. Parfois souples et flexibles, souvent tranchées et implacables comme celle de ce 7 mai 2022, ses prises de position sont de celles qui soulèvent des vagues et qui ne cessent de surprendre la classe politique libanaise. Retour sur une personnalité et un parcours qui sortent du commun.
Du vivant de son père, Kamal Joumblatt, surnommé le maître, Walid Bey était loin de se trouver relégué à la marge de la politique, comme on le prétend souvent. Il observait tout de loin; il donnait son avis, quitte à contredire son père. Sa passion pour la politique remonte à ses années de lycée à l’International College puis à l’Université américaine de Beyrouth, où il poursuivit des études de Sciences politiques. Très tôt, il s’engagea dans les manifestations estudiantines tout en effectuant un stage de journaliste au journal An-Nahar. Progressivement, il développa une véritable passion pour la lecture.
En cette fatidique journée de son assassinat le 16 mars 1977, Kamal Joumblatt venait de quitter le palais de Moukhtara en direction de la localitré de Aley, où il devait participer à une réunion politique. Se dirigeant vers la sortie du palais, il vit une dame cuisant du pain sur son saj. Celle-ci lui proposa un pain frais, il répondit: «Continuez votre travail, si je reviens j’en mangerai, sinon une autre personne en mangera.»
Quelques heures auparavant, le chef du Parti socialiste progressiste venait de rédiger son dernier article pour l’hebdomadaire Al-Anbaa qu’il concluait par son célèbre message d’adieu: «Mon Dieu, je Te prends à témoin d’avoir transmis le message.»
Kamal Joumblatt était à la tête de la plus grande coalition de gauche laïque et démocratique. Il est l’auteur du «Programme progressif du Mouvement national libanais», annoncé en août 1975 dans une ultime tentative sérieuse d’éviter le déclenchement de la guerre. C’était probablement le programme politique le plus visionnaire, toujours d’actualité, que la conjoncture locale et régionale ne pouvait pas tolérer tout comme elle ne pouvait tolérer Kamal Joumblatt. C’est ainsi que l’homme fut abattu, entraînant dans sa chute son projet réformateur – ce que Walid Joumblatt a rappelé samedi.
Walid Joumblatt était à Beyrouth lorsqu'il a appris la nouvelle. Aussitôt, il repart en montagne vers le Chouf non sans difficultés, vu le nombre de barrages et de postes de contrôle syriens. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. À Moukhtara, la foule en colère s’était attroupée à l’entrée du palais Joumblatt où la Mercedes noire de la victime venait de tomber en panne, arrivant de la scène du crime.
Walid Joumblatt avoue que sa première réaction a été d’exiger que son père fut transporté à l’infirmerie du palais. Il frappa de son poing droit le toit de la Mercedes en criant: «Je ne veux ni pleurs ni gémissements, je veux des hommes à mes côtés.» Un peu plus tard, avant de dire adieu à son père, il effectuera en compagnie de Sa Clémence, le chef spirituel des druzes, le cheikh Mohammad Abou Chacra, une tournée urgente afin d’arrêter les exactions au titre de vengeance contre des chrétiens innocents. Tel était le jeu de la discorde fomentée par le régime syrien: tuer Kamal Joumblatt et déclencher un conflit entre chrétiens et druzes. À ce jour, Walid Joumblatt se souvient de ces victimes innocentes dès qu’il évoque la mémoire de son père assassiné. Le lendemain, lors des funérailles de Kamal Joumblatt et de ses compagnons d’infortune, Fawzi Chedid et Hafez al-Ghoussainy, Walid fut acclamé leader et revêtu de la cape du chef.
Walid Joumblatt ne tarda pas à décrypter le message politique de l’assassinat. Kamal Joumblatt était l’un des opposants les plus farouches à l’intervention militaire syrienne au Liban. Il s’était opposé à l’appel d’assistance lancé par les forces chrétiennes au président Hafez al-Assad. Il avait mis en garde, maintes fois, que si jamais les Syriens pénétraient au Liban, il serait extrêmement difficile de les en faire sortir. L’histoire lui donnera raison: les Syriens sont entrés avec le sang répandu de Kamal Joumblatt et sont sortis grâce à celui de Rafic Hariri. De 1976 à 2005, le Liban aura passé 29 ans sous la tutelle syrienne directe ainsi que celle indirecte d’autres forces régionales.
Walid Joumblatt s’est trouvé confronté à un choix cornélien: entre la Syrie et Israël, que choisir? Il opta pour la première option. Son histoire politique, l’héritage de son parti, sa position panarabe et son engagement moral envers la cause palestinienne ont immédiatement écarté la seconde option car elle consistait en un suicide politique. Walid Joumblatt se releva et dépassa sa douleur personnelle dans l’intérêt de sa communauté et de son pays. Il se rendit à Damas, accompagné d’une délégation de la direction centrale du Parti socialiste progressiste, auprès du président syrien Hafez al-Assad.
Ainsi, sans crier gare, Joumblatt fils se retrouva chef du parti, chef du Mouvement national libanais et chef de la communauté druze. Sans le vouloir, il fut pris par le tourbillon de rivalités conflictuelles, politiques, militaires et sécuritaires. Sans cesse, jusqu’aujourd’hui, il a dû faire face à des dangers réels pour sa propre existence.
La nature du conflit libanais, durant les décennies 1970 et 1980, ne laissait aucune place à une quelconque position en demi-teinte. Quotidiennement et à chaque instant le choix demeurait invariablement le même: «Être ou ne pas être», et ce en toute circonstance. Le danger était partout: l’occupation syrienne, le rôle palestinien, les invasions israéliennes successives, les divisions internes à caractère communautaire et sectaire, sans compter la possibilité permanente d’une liquidation physique qui planait.
Walid Joumblatt a su faire face à tous ces défis, surprenant à la fois ses amis et ses ennemis. Personne ne s’attendait à voir ce jeune homme moderne, enfourchant sa Harley Davidson, revêtu d’un jeans et d’un blouson de cuir, et non d’un complet-veston chic, réussir à saisir l’instant propice et à assumer pleinement la responsabilité qui lui incombait.
Petit à petit, il parvint à consolider ses assises politiques. C’est ainsi qu’il opta pour des constantes stratégiques: une alliance avec le régime syrien, fut-ce sous la contrainte, un refus de la partition du Liban et de l’occupation israélienne, ainsi que certains projets de balkanisation proposés par certaines factions surnommées jadis «isolationnistes».
Walid Joumblatt se souvient de l’encombrante visite de Shimon Peres au palais de Moukhtara en 1982, au plus fort de l’occupation israélienne. Cette visite fit les choux gras de la presse de l’époque, notamment dans les milieux de l’opposition nationale. Joumblatt refusa nettement de qualifier les Palestiniens de terroristes et demeura intraitable sur la question de son attachement à la cause de l’arabité. Le moins qu’on puisse dire c’est que cette rencontre manqua d’aménité. Par la suite, afin de quitter Moukhtara, de multiples démarches furent nécessaires. Joumblatt demeura ferme sur ses options nationales.
L’histoire mentionne que les premiers actes de résistance nationale contre l’occupation israélienne en 1982 furent lancés à partir de la résidence de Kamal Joumblatt dans Beyrouth assiégé par les Israéliens, première capitale arabe qui connaîtra ce sort depuis la Nakba (catastrophe) de 1948. À sa manière, Walid Joumblatt participa avec ses alliés du Mouvement national libanais à la résistance contre l’occupant. La lutte nationale permit de faire tomber l’accord libano-israélien dit «du 17 mai». Capituler face à Israël était exclu aux yeux de Joumblatt et des nationalistes arabes. Pour eux, il était hors de question que Beyrouth puisse s’allier à Tel-Aviv.
En 1983, Walid Joumblatt mena également son parti et sa communauté à la victoire dans la guerre de la montagne. Cette dernière fut une guerre existentielle, résultant d’une accumulation d’erreurs politiques attisées en sous-main par les Israéliens. Des parties libanaises locales s’engouffrèrent dans cette série noire en vue de marquer des points contre leurs rivaux et d’étendre leur influence militaire. Au plus fort de cette bataille, Walid Joumblatt n’a jamais voulu que soit détruit le tissu social de la montagne. Preuve en est, le fait qu’il fut titulaire du portefeuille des Déplacés dans le gouvernement d’après-guerre. Ceci lui permit de garantir les conditions d’un retour sûr et digne des déplacés, en particulier chrétiens, dans leurs villages.
Les engagements politiques et militaires de Walid Joumblatt durant la guerre civile ont pavé la voie à la Résistance au sud du pays contre l’occupant israélien, de même qu’au compromis politique de Taëf en 1989. Au lendemain de la guerre, Walid Joumblatt a consacré toute son énergie au retour des déplacés et à la consolidation du vivre-ensemble national. Pour ce faire, il a entrepris des réconciliations multiples dans les villages de la montagne, surmontant toutes les difficultés afin de consolider le retour des déplacés chez eux. Ses efforts incessants ont été couronnés par la réconciliation historique avec feu le patriarche maronite Nasrallah Sfeir en 2001, réaffirmée en 2016 lors de la visite de son successeur le patriarche Béchara Raï.
Ayant parfaitement saisi l’importance du partenariat avec les chrétiens, il participa activement, ainsi que son parti, aux célèbres réunions du Bristol tout en poursuivant les contacts avec le rassemblement de Kornet Chehwan et ses deux piliers, Samir Frangié et Farès Souhaid. Il se rendit au quartier général des Forces libanaises avant la libération de Samir Geagea et signa avec ses députés la loi amnistiant ce dernier.
Joumblatt n’a jamais aimé la présence des militaires au pouvoir. Il s’opposa, ainsi que son groupe parlementaire, à l’amendement constitutionnel de 1998 qui permit d’élire le commandant en chef de l’armée, le général Émile Lahoud, à la présidence de la République. En 2004, il prit la tête de la «Liste d’honneur» des députés qui refusèrent de prolonger le mandat de Lahoud. La réponse ne tarda pas à lui parvenir par la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé le 1er octobre 2004. Le message lui était personnellement adressé ainsi qu’à Rafic Hariri.
Le soir de l’assassinat de ce dernier, Walid Joumblatt pointa un doigt accusateur contre les auteurs du crime devant les personnes rassemblées. En pratique, il fut l’initiateur du mouvement du 14 Mars et son chef. Il milita pour la création du Tribunal spécial pour le Liban et participa activement à faire sortir l’armée syrienne du pays. L’intifada indépendantiste, pacifique et démocratique fut lancée depuis son domicile du quartier Clemenceau à Beyrouth. C’est de cette demeure que la résistance à l’occupation israélienne puis à l’occupation syrienne furent lancées. En quelques mois, Walid Joumblatt a pu consolider son leadership national, transcendant ainsi les frontières étroites de sa communauté.
Depuis la Place des Martyrs, devenue en quelques mois le lieu de ralliement des révolutionnaires et des hommes libres, la voix de Walid Joumblatt résonnait dans des discours courageux où il refusait de renoncer à la liberté et à la souverainerté nationale indépendante. Le plus célèbre de ses discours est peut-être celui dans lequel il s’est adressé au président du régime syrien, Bachar el-Assad, dans les termes les plus virulents, reflétant en partie ce qu’il avait refoulé depuis l’assassinat de Kamal Joumblatt. Il avait l’habitude de se rendre sur cette place, de s’asseoir avec les jeunes et de leur parler, accompagné de son épouse Nora, très présente elle aussi, en termes d’encouragements et d’organisation, consacrant une grande partie de son temps à soutenir la cause.
Même lors des événements qui ont suivi l’invasion de Beyrouth et de la Montagne le 7 mai 2008 par le Hezbollah, et bien qu’il se soit rendu compte qu’il s’agissait d’une bataille sans horizon, Joumblatt fit tout pour l’arrêter. Cependant, il parvint à établir avec le Hezbollah un modus vivendi contraignant: nul ne peut éliminer qui que ce soit. User de la violence armée à l’intérieur du pays est loin d’être une sinécure.
À l’occasion du quarantième anniversaire du martyre de son père, Walid Joumblatt a fait porter à son fils Taymour le keffieh palestinien, marquant ainsi ses débuts dans l’action politique directe, tout en insistant pour qu’il soit aidé par sa sœur Dalia et son frère Aslan. Joumblatt s’est par ailleurs abstenu de se présenter aux élections législatives en 2018, néanmoins ses compagnons sont restés présents au sein du groupe parlementaire et du gouvernement. Il est toujours à la tête du Parti socialiste progressiste, bien qu’il répète toujours vouloir se reposer. Mais, qui pourrait succéder à une personnalité comme Walid Joumblatt à la tête du parti?
En matière de services sociaux, Joumblatt n’hésite pas à apporter soutien et assistance, nonobstant l’appartenance communautaire ou l’opinion politique des bénéficiaires. Depuis le début des années 1980, il a créé une institution de soutien à l’enseignement supérieur qui a aidé plus de trois mille étudiants en toute discrétion, le but étant de prémunir les jeunes grâce à la connaissance et de les éloigner de l’ignorance et de l’obscurantisme. Il a maintenu la politique des «portes ouvertes» tous les samedi à Moukhtara, où les citoyens peuvent venir pour obtenir de l’aide ou un service. Il a également demandé à Taymour de préserver cette tradition.
En un mois, Walid Joumblatt a réglé les factures des patients des hôpitaux de la Montagne, qui dépassaient le budget du ministère de la Santé. Il a soutenu les hôpitaux publics et privés avant et après l’explosion du 4 août 2020. Le parti s’est transformé en cellule de travail social et sanitaire à l’époque de l’épidémie de Covid-19, au moment où les factions révolutionnaires et les partis traditionnels étaient totalement aux abonnés absents, en raison du confinement. Avec la détérioration de la valeur de la monnaie nationale, il a lancé son célèbre slogan: «Tant que Moukhtara existera, je ne laisserai pas les habitants de la Montagne mourir de faim.»
Walid Joumblatt est un leader d’une étoffe unique. Il est capable de suivre le matin les problèmes de coupure d’eau dans les villages du Chouf et de visiter Paris ou Moscou le soir. Il a joué un rôle de premier plan au sein de l’Internationale socialiste et en a été le vice-président. De plus, il dispose d’un vaste réseau de relations à travers le monde comprenant des politiciens, des ambassadeurs, des diplomates, des journalistes et des militants. Il préfère toujours communiquer directement avec les personnes via les visites de terrain, les appels téléphoniques, les SMS, via WhatsApp, ou courriels.
Walid Joumblatt est constamment désireux de partager ses connaissances. Il envoie à ses amis les articles qu’il aime, ou des photos qu’il a prises de son chien ou des prises de vues d’une ville qu’il a visitée. Avec lui, «l’habitude» d’offrir des livres aux politiciens est devenue chose courante. C’est un lecteur vorace qui oscille dans ses lectures entre l’histoire, la littérature et le roman. À certaines étapes de sa vie, il s’est pris de passion pour l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Un moyen de s’évader des ennuyeux journaux politiques vers la littérature, la fiction, et les romans. Il parle couramment le français et l’anglais. C’est un lecteur assidu des journaux et magazines internationaux. Il est difficile de lui parler d’un nouveau livre récemment paru sans qu’il ne l’ait déjà lu ou en avoir entendu parler.
Dans un discours prononcé le 7 mai 2022, le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, avait laissé entendre qu’il comptait inaugurer un nouveau chapitre de son parcours politique, qu’il voulait clôturer au profit de son fils, Taymour.
Un parcours politique au cours duquel cet animal politique hors pair n’a cessé d’étonner par sa capacité perpétuelle de renouvellement, depuis qu’il a revêtu sa cape de chef (abaya) en 1977, tachée du sang de son père. Parfois souples et flexibles, souvent tranchées et implacables comme celle de ce 7 mai 2022, ses prises de position sont de celles qui soulèvent des vagues et qui ne cessent de surprendre la classe politique libanaise. Retour sur une personnalité et un parcours qui sortent du commun.
Du vivant de son père, Kamal Joumblatt, surnommé le maître, Walid Bey était loin de se trouver relégué à la marge de la politique, comme on le prétend souvent. Il observait tout de loin; il donnait son avis, quitte à contredire son père. Sa passion pour la politique remonte à ses années de lycée à l’International College puis à l’Université américaine de Beyrouth, où il poursuivit des études de Sciences politiques. Très tôt, il s’engagea dans les manifestations estudiantines tout en effectuant un stage de journaliste au journal An-Nahar. Progressivement, il développa une véritable passion pour la lecture.
En cette fatidique journée de son assassinat le 16 mars 1977, Kamal Joumblatt venait de quitter le palais de Moukhtara en direction de la localitré de Aley, où il devait participer à une réunion politique. Se dirigeant vers la sortie du palais, il vit une dame cuisant du pain sur son saj. Celle-ci lui proposa un pain frais, il répondit: «Continuez votre travail, si je reviens j’en mangerai, sinon une autre personne en mangera.»
Quelques heures auparavant, le chef du Parti socialiste progressiste venait de rédiger son dernier article pour l’hebdomadaire Al-Anbaa qu’il concluait par son célèbre message d’adieu: «Mon Dieu, je Te prends à témoin d’avoir transmis le message.»
Kamal Joumblatt était à la tête de la plus grande coalition de gauche laïque et démocratique. Il est l’auteur du «Programme progressif du Mouvement national libanais», annoncé en août 1975 dans une ultime tentative sérieuse d’éviter le déclenchement de la guerre. C’était probablement le programme politique le plus visionnaire, toujours d’actualité, que la conjoncture locale et régionale ne pouvait pas tolérer tout comme elle ne pouvait tolérer Kamal Joumblatt. C’est ainsi que l’homme fut abattu, entraînant dans sa chute son projet réformateur – ce que Walid Joumblatt a rappelé samedi.
Walid Joumblatt était à Beyrouth lorsqu'il a appris la nouvelle. Aussitôt, il repart en montagne vers le Chouf non sans difficultés, vu le nombre de barrages et de postes de contrôle syriens. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. À Moukhtara, la foule en colère s’était attroupée à l’entrée du palais Joumblatt où la Mercedes noire de la victime venait de tomber en panne, arrivant de la scène du crime.
Walid Joumblatt avoue que sa première réaction a été d’exiger que son père fut transporté à l’infirmerie du palais. Il frappa de son poing droit le toit de la Mercedes en criant: «Je ne veux ni pleurs ni gémissements, je veux des hommes à mes côtés.» Un peu plus tard, avant de dire adieu à son père, il effectuera en compagnie de Sa Clémence, le chef spirituel des druzes, le cheikh Mohammad Abou Chacra, une tournée urgente afin d’arrêter les exactions au titre de vengeance contre des chrétiens innocents. Tel était le jeu de la discorde fomentée par le régime syrien: tuer Kamal Joumblatt et déclencher un conflit entre chrétiens et druzes. À ce jour, Walid Joumblatt se souvient de ces victimes innocentes dès qu’il évoque la mémoire de son père assassiné. Le lendemain, lors des funérailles de Kamal Joumblatt et de ses compagnons d’infortune, Fawzi Chedid et Hafez al-Ghoussainy, Walid fut acclamé leader et revêtu de la cape du chef.
Walid Joumblatt ne tarda pas à décrypter le message politique de l’assassinat. Kamal Joumblatt était l’un des opposants les plus farouches à l’intervention militaire syrienne au Liban. Il s’était opposé à l’appel d’assistance lancé par les forces chrétiennes au président Hafez al-Assad. Il avait mis en garde, maintes fois, que si jamais les Syriens pénétraient au Liban, il serait extrêmement difficile de les en faire sortir. L’histoire lui donnera raison: les Syriens sont entrés avec le sang répandu de Kamal Joumblatt et sont sortis grâce à celui de Rafic Hariri. De 1976 à 2005, le Liban aura passé 29 ans sous la tutelle syrienne directe ainsi que celle indirecte d’autres forces régionales.
Walid Joumblatt s’est trouvé confronté à un choix cornélien: entre la Syrie et Israël, que choisir? Il opta pour la première option. Son histoire politique, l’héritage de son parti, sa position panarabe et son engagement moral envers la cause palestinienne ont immédiatement écarté la seconde option car elle consistait en un suicide politique. Walid Joumblatt se releva et dépassa sa douleur personnelle dans l’intérêt de sa communauté et de son pays. Il se rendit à Damas, accompagné d’une délégation de la direction centrale du Parti socialiste progressiste, auprès du président syrien Hafez al-Assad.
Ainsi, sans crier gare, Joumblatt fils se retrouva chef du parti, chef du Mouvement national libanais et chef de la communauté druze. Sans le vouloir, il fut pris par le tourbillon de rivalités conflictuelles, politiques, militaires et sécuritaires. Sans cesse, jusqu’aujourd’hui, il a dû faire face à des dangers réels pour sa propre existence.
La nature du conflit libanais, durant les décennies 1970 et 1980, ne laissait aucune place à une quelconque position en demi-teinte. Quotidiennement et à chaque instant le choix demeurait invariablement le même: «Être ou ne pas être», et ce en toute circonstance. Le danger était partout: l’occupation syrienne, le rôle palestinien, les invasions israéliennes successives, les divisions internes à caractère communautaire et sectaire, sans compter la possibilité permanente d’une liquidation physique qui planait.
Walid Joumblatt a su faire face à tous ces défis, surprenant à la fois ses amis et ses ennemis. Personne ne s’attendait à voir ce jeune homme moderne, enfourchant sa Harley Davidson, revêtu d’un jeans et d’un blouson de cuir, et non d’un complet-veston chic, réussir à saisir l’instant propice et à assumer pleinement la responsabilité qui lui incombait.
Petit à petit, il parvint à consolider ses assises politiques. C’est ainsi qu’il opta pour des constantes stratégiques: une alliance avec le régime syrien, fut-ce sous la contrainte, un refus de la partition du Liban et de l’occupation israélienne, ainsi que certains projets de balkanisation proposés par certaines factions surnommées jadis «isolationnistes».
Walid Joumblatt se souvient de l’encombrante visite de Shimon Peres au palais de Moukhtara en 1982, au plus fort de l’occupation israélienne. Cette visite fit les choux gras de la presse de l’époque, notamment dans les milieux de l’opposition nationale. Joumblatt refusa nettement de qualifier les Palestiniens de terroristes et demeura intraitable sur la question de son attachement à la cause de l’arabité. Le moins qu’on puisse dire c’est que cette rencontre manqua d’aménité. Par la suite, afin de quitter Moukhtara, de multiples démarches furent nécessaires. Joumblatt demeura ferme sur ses options nationales.
L’histoire mentionne que les premiers actes de résistance nationale contre l’occupation israélienne en 1982 furent lancés à partir de la résidence de Kamal Joumblatt dans Beyrouth assiégé par les Israéliens, première capitale arabe qui connaîtra ce sort depuis la Nakba (catastrophe) de 1948. À sa manière, Walid Joumblatt participa avec ses alliés du Mouvement national libanais à la résistance contre l’occupant. La lutte nationale permit de faire tomber l’accord libano-israélien dit «du 17 mai». Capituler face à Israël était exclu aux yeux de Joumblatt et des nationalistes arabes. Pour eux, il était hors de question que Beyrouth puisse s’allier à Tel-Aviv.
En 1983, Walid Joumblatt mena également son parti et sa communauté à la victoire dans la guerre de la montagne. Cette dernière fut une guerre existentielle, résultant d’une accumulation d’erreurs politiques attisées en sous-main par les Israéliens. Des parties libanaises locales s’engouffrèrent dans cette série noire en vue de marquer des points contre leurs rivaux et d’étendre leur influence militaire. Au plus fort de cette bataille, Walid Joumblatt n’a jamais voulu que soit détruit le tissu social de la montagne. Preuve en est, le fait qu’il fut titulaire du portefeuille des Déplacés dans le gouvernement d’après-guerre. Ceci lui permit de garantir les conditions d’un retour sûr et digne des déplacés, en particulier chrétiens, dans leurs villages.
Les engagements politiques et militaires de Walid Joumblatt durant la guerre civile ont pavé la voie à la Résistance au sud du pays contre l’occupant israélien, de même qu’au compromis politique de Taëf en 1989. Au lendemain de la guerre, Walid Joumblatt a consacré toute son énergie au retour des déplacés et à la consolidation du vivre-ensemble national. Pour ce faire, il a entrepris des réconciliations multiples dans les villages de la montagne, surmontant toutes les difficultés afin de consolider le retour des déplacés chez eux. Ses efforts incessants ont été couronnés par la réconciliation historique avec feu le patriarche maronite Nasrallah Sfeir en 2001, réaffirmée en 2016 lors de la visite de son successeur le patriarche Béchara Raï.
Ayant parfaitement saisi l’importance du partenariat avec les chrétiens, il participa activement, ainsi que son parti, aux célèbres réunions du Bristol tout en poursuivant les contacts avec le rassemblement de Kornet Chehwan et ses deux piliers, Samir Frangié et Farès Souhaid. Il se rendit au quartier général des Forces libanaises avant la libération de Samir Geagea et signa avec ses députés la loi amnistiant ce dernier.
Joumblatt n’a jamais aimé la présence des militaires au pouvoir. Il s’opposa, ainsi que son groupe parlementaire, à l’amendement constitutionnel de 1998 qui permit d’élire le commandant en chef de l’armée, le général Émile Lahoud, à la présidence de la République. En 2004, il prit la tête de la «Liste d’honneur» des députés qui refusèrent de prolonger le mandat de Lahoud. La réponse ne tarda pas à lui parvenir par la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé le 1er octobre 2004. Le message lui était personnellement adressé ainsi qu’à Rafic Hariri.
Le soir de l’assassinat de ce dernier, Walid Joumblatt pointa un doigt accusateur contre les auteurs du crime devant les personnes rassemblées. En pratique, il fut l’initiateur du mouvement du 14 Mars et son chef. Il milita pour la création du Tribunal spécial pour le Liban et participa activement à faire sortir l’armée syrienne du pays. L’intifada indépendantiste, pacifique et démocratique fut lancée depuis son domicile du quartier Clemenceau à Beyrouth. C’est de cette demeure que la résistance à l’occupation israélienne puis à l’occupation syrienne furent lancées. En quelques mois, Walid Joumblatt a pu consolider son leadership national, transcendant ainsi les frontières étroites de sa communauté.
Depuis la Place des Martyrs, devenue en quelques mois le lieu de ralliement des révolutionnaires et des hommes libres, la voix de Walid Joumblatt résonnait dans des discours courageux où il refusait de renoncer à la liberté et à la souverainerté nationale indépendante. Le plus célèbre de ses discours est peut-être celui dans lequel il s’est adressé au président du régime syrien, Bachar el-Assad, dans les termes les plus virulents, reflétant en partie ce qu’il avait refoulé depuis l’assassinat de Kamal Joumblatt. Il avait l’habitude de se rendre sur cette place, de s’asseoir avec les jeunes et de leur parler, accompagné de son épouse Nora, très présente elle aussi, en termes d’encouragements et d’organisation, consacrant une grande partie de son temps à soutenir la cause.
Même lors des événements qui ont suivi l’invasion de Beyrouth et de la Montagne le 7 mai 2008 par le Hezbollah, et bien qu’il se soit rendu compte qu’il s’agissait d’une bataille sans horizon, Joumblatt fit tout pour l’arrêter. Cependant, il parvint à établir avec le Hezbollah un modus vivendi contraignant: nul ne peut éliminer qui que ce soit. User de la violence armée à l’intérieur du pays est loin d’être une sinécure.
À l’occasion du quarantième anniversaire du martyre de son père, Walid Joumblatt a fait porter à son fils Taymour le keffieh palestinien, marquant ainsi ses débuts dans l’action politique directe, tout en insistant pour qu’il soit aidé par sa sœur Dalia et son frère Aslan. Joumblatt s’est par ailleurs abstenu de se présenter aux élections législatives en 2018, néanmoins ses compagnons sont restés présents au sein du groupe parlementaire et du gouvernement. Il est toujours à la tête du Parti socialiste progressiste, bien qu’il répète toujours vouloir se reposer. Mais, qui pourrait succéder à une personnalité comme Walid Joumblatt à la tête du parti?
En matière de services sociaux, Joumblatt n’hésite pas à apporter soutien et assistance, nonobstant l’appartenance communautaire ou l’opinion politique des bénéficiaires. Depuis le début des années 1980, il a créé une institution de soutien à l’enseignement supérieur qui a aidé plus de trois mille étudiants en toute discrétion, le but étant de prémunir les jeunes grâce à la connaissance et de les éloigner de l’ignorance et de l’obscurantisme. Il a maintenu la politique des «portes ouvertes» tous les samedi à Moukhtara, où les citoyens peuvent venir pour obtenir de l’aide ou un service. Il a également demandé à Taymour de préserver cette tradition.
En un mois, Walid Joumblatt a réglé les factures des patients des hôpitaux de la Montagne, qui dépassaient le budget du ministère de la Santé. Il a soutenu les hôpitaux publics et privés avant et après l’explosion du 4 août 2020. Le parti s’est transformé en cellule de travail social et sanitaire à l’époque de l’épidémie de Covid-19, au moment où les factions révolutionnaires et les partis traditionnels étaient totalement aux abonnés absents, en raison du confinement. Avec la détérioration de la valeur de la monnaie nationale, il a lancé son célèbre slogan: «Tant que Moukhtara existera, je ne laisserai pas les habitants de la Montagne mourir de faim.»
Walid Joumblatt est un leader d’une étoffe unique. Il est capable de suivre le matin les problèmes de coupure d’eau dans les villages du Chouf et de visiter Paris ou Moscou le soir. Il a joué un rôle de premier plan au sein de l’Internationale socialiste et en a été le vice-président. De plus, il dispose d’un vaste réseau de relations à travers le monde comprenant des politiciens, des ambassadeurs, des diplomates, des journalistes et des militants. Il préfère toujours communiquer directement avec les personnes via les visites de terrain, les appels téléphoniques, les SMS, via WhatsApp, ou courriels.
Walid Joumblatt est constamment désireux de partager ses connaissances. Il envoie à ses amis les articles qu’il aime, ou des photos qu’il a prises de son chien ou des prises de vues d’une ville qu’il a visitée. Avec lui, «l’habitude» d’offrir des livres aux politiciens est devenue chose courante. C’est un lecteur vorace qui oscille dans ses lectures entre l’histoire, la littérature et le roman. À certaines étapes de sa vie, il s’est pris de passion pour l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Un moyen de s’évader des ennuyeux journaux politiques vers la littérature, la fiction, et les romans. Il parle couramment le français et l’anglais. C’est un lecteur assidu des journaux et magazines internationaux. Il est difficile de lui parler d’un nouveau livre récemment paru sans qu’il ne l’ait déjà lu ou en avoir entendu parler.
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