©Chevaliers maronites de l’eucharistie à Fatqa en 1934. © Photothèque de la Bibliothèque Orientale de l’USJ
Bien plus que dans l’écriture de l’histoire, ou dans la levée d’une armée, les maronites ont édifié leur force sur la rencontre permanente avec le Christ immolé et ressuscité. C’est cette vision sotériologique, intimement liée à l’eucharistie, qui a rythmé la vie du village libanais durant plusieurs siècles.
L’eucharistie, qui est au centre de la liturgie chrétienne, acquiert une dimension spécifique chez les maronites. C’est autour d’elle que s’est construite leur société dans toutes ses composantes: monastique, ecclésiastique et laïque. Dans leur vie quotidienne, la semaine entière consiste en une préparation à la communion et, dans leur vision eschatologique, l’hostie représente l’incarnation de leurs aspirations constamment orientées vers la notion du salut.
Le point de mire
Bien plus que dans l’écriture de l’histoire, ou dans la levée d’une armée, cette société a édifié sa force sur la rencontre permanente avec le Christ immolé et ressuscité. Pour Jad Hatem, «l’irréductible des maronites ne se signifie pas par l’expérience historique, mais par le Christ, leur point de mire, dont ils cherchent à palper le visage dans la prière eucharistique». Cette valeur permet la rencontre avec Jésus, dans le temps absolu de la contemporanéité qui déteint sur tous les aspects de l’existence. Elle est vécue dans les champs, dans les foyers, au moment des repas, des prières, du repos, des messes et des fêtes.
Les églises maronites ressemblent aux maisons ordinaires. Elles sont extrêmement austères et humbles. Leurs façades, qui ne supportent pas l’ornementation gratuite, font appel aux symboles des deux espèces, tels que l’hostie et le calice. Avec quelques chérubins ou volatiles, il s’agit là des rares éléments figuratifs que cette architecture tolère auprès de la croix.
L’eucharistie, en syriaque Oukharistia, est tellement centrale chez les maronites que le patriarche Estéphanos Douaihy a fondé dessus sa mystique. Dans son Candélabre des saints mystères, il associe le choix d’Adam à la mort et le corps du Christ à la vie. Il écrit alors que le corps du fidèle est «sanctifié par le corps saint du Christ et son âme purifiée par son sang miséricordieux». Le corps de «l’Homme-Dieu est pain de vie», ajoute-t-il en précisant qu’il est «le gage de la Résurrection».
Notre-Dame-des-Semences (Zrou’) à Kfifén: inscription en lettres syriaques datée de 1838 et surmontée des fruits de la vie (l’eucharistie) et des fruits de la mort symbolisés par les deux serpents.
Un lexique adapté
À travers le monde, indépendamment de la langue employée pour la célébration de la messe maronite, la consécration ne peut se faire qu’en langue syriaque, soulignant la place primordiale de cet événement fondateur. La messe tout entière est une célébration du Saint-Sacrement. Après que la semaine a permis une préparation à la communion, la messe se décline en une série d’étapes qui mènent vers le moment crucial où s’opère la rencontre dans la chair du Christ.
Le choix des termes est là, on ne peut plus explicite. Alors qu’en syriaque, la messe se dit Qourobo et l’Eucharistie Qourbono, les maronites ont opté pour la forme Qourbono comme référence à la messe dans son ensemble et sans distinction aucune. Ce même terme désigne également l’hostie, Qérbéné en syriaque dialectal du Liban (dont le Q est toujours muet).
Au moment de la consécration des hosties, le prêtre récite les paroles de Jésus: hono dén itaw pagro dil, (ceci donc est mon corps). Le syriaque connaît deux termes spécifiques pour signifier le corps physique (goushmo) et le corps biologique charnel (pagro). Or, c’est cette dernière forme qui est volontairement choisie pour évoquer le concept de chair vivante et vivifiante.
Littérature maronite
Durant la communion, les fidèles entonnent l’hymne eucharistique, éno-no lahmo de hayé, de l’évangile selon saint Jean: «Je suis le pain de la vie» (Jn, 6, 48). «Car ma chair est vraie nourriture et mon sang est vraie boisson», lit-on encore (Jn, 6, 55). Cette insistance sur le concret qui fait l’expérience des sens est abondamment révélée par la littérature maronite.
L’incarnation de Dieu est une présence perçue, ressentie et absorbée dans toute sa plénitude. Elle est chantée par saint Éphrem dans son style poétique lorsque, dans son «hymne sur la foi» (10,8), il évoque cette «éminente merveille que nos lèvres ont reçue»! La littérature syriaque fait constamment appel aux sens et s’en sert notamment dans son approche de l’eucharistie. La Penqidto (livre des fêtes) en fait le mystère de l’amour à travers le sacrifice ultime du Fils de Dieu: «Il est l’amour dans le mystère de l’amour», lit-on. Et saint Jacques de Saroug l’associe au sacrifice (débħo).
Enfin, le Nomocanon maronite, dit Livre de la Direction, souligne cet amour divin et s’attarde sur la notion de proximité et de contemporanéité du Sauveur en rappelant ses paroles: «Toutes les fois que vous vous réunirez en mon nom, que vous ferez mémoire de moi et mangerez mon corps et boirez mon sang, vous serez avec moi et je serai avec vous.» C’est ce concept Kierkegaardien de la contemporanéité qui était réellement vécu dans le Mont-Liban comme un cheminement perpétuel vers l’hostie. Celle-ci était ressentie dans la prière et dans la chair durant la messe, la préparation spirituelle et les heures de jeûne qui précédaient et suivaient la communion.
La communauté
C’est la communauté comme un seul corps qui fait l’expérience de ce mystère de l’eucharistie. La communion verticale avec le Seigneur se doit de passer par une communion horizontale durant laquelle les fidèles accompagnent le célébrant dans un processus de confession et de consécration. Ensemble, ils rendent grâce selon le sens étymologique de l’eucharistie qui est une «action de grâce». L’Esprit-Saint est alors invoqué et appelé à descendre sur le pain et le vin. Le terme syriaque employé est Aguén qui signifie à la fois «descendre» et «habiter», assurant par là le phénomène d’actualisation. Ce mouvement vertical descendant va permettre une relation ascendante au moment de la communion.
Le rôle de l’union horizontale est si déterminant qu’elle a fini par donner son nom à l’église maronite. Celle-ci est alors dite knoushto, ou knissé, c’est-à-dire «assemblée», «rassemblement», «communauté», alors que les autres églises syriaques emploient le terme idto.
Cette communauté ne fait pas que participer à la messe, elle la célèbre et la fonde dans sa simplicité, sa popularité et sa spontanéité qui forment la splendeur de la messe maronite, nous dit Charles Malek. Éloignée de toute forme de philosophie et de sophistication, elle est «une incarnation merveilleuse et spontanée du cœur et des sentiments des gens», écrit-il.
Corporal portant l’inscription «Pagro dil» (mon corps) «Dmo dil» (mon sang). ©Œuvre du père Germanos Germanos.
La sotériologie
Étant héritière de l’école d’Antioche qui comprend l’image à la lumière de la restauration de l’Adam nouveau, écrit Vincent Van Vossel, l’Église maronite conçoit l’existence à travers la théologie du Salut. Elle oppose les fruits de l’eucharistie à celui du péché d’Adam dont il convient de restaurer l’image. Toute la vie spirituelle, et par là quotidienne, tourne autour de la purification, cherchant à retrouver la beauté originale, selon Sébastien Brock.
L’iconographie maronite, comme le montre la façade de Notre-Dame-des-Semences à Kfifén, illustre cette pensée sotériologique en confrontant les fruits du bien et du mal. Au-dessus de l'entrée, figurent le calice portant le sang divin et les deux serpents du péché originel que saint Jacques de Saroug appelle Piro de ħayé (le fruit de vie) et ħarmono (le serpent) qui a tué Adam.
«Nous avons mangé son corps au lieu des fruits de l’arbre, et son autel remplaça pour nous le jardin d’Eden», écrit alors saint Éphrem. C’est cette vision sotériologique, intimement liée à l’eucharistie, qui a rythmé la vie du village libanais durant plusieurs siècles. Loin de toute forme de philosophie, l’hostie, attendue toute la semaine, incarnait la cause et la raison d’être, l’espoir, la joie et la récompense.
L’eucharistie, qui est au centre de la liturgie chrétienne, acquiert une dimension spécifique chez les maronites. C’est autour d’elle que s’est construite leur société dans toutes ses composantes: monastique, ecclésiastique et laïque. Dans leur vie quotidienne, la semaine entière consiste en une préparation à la communion et, dans leur vision eschatologique, l’hostie représente l’incarnation de leurs aspirations constamment orientées vers la notion du salut.
Le point de mire
Bien plus que dans l’écriture de l’histoire, ou dans la levée d’une armée, cette société a édifié sa force sur la rencontre permanente avec le Christ immolé et ressuscité. Pour Jad Hatem, «l’irréductible des maronites ne se signifie pas par l’expérience historique, mais par le Christ, leur point de mire, dont ils cherchent à palper le visage dans la prière eucharistique». Cette valeur permet la rencontre avec Jésus, dans le temps absolu de la contemporanéité qui déteint sur tous les aspects de l’existence. Elle est vécue dans les champs, dans les foyers, au moment des repas, des prières, du repos, des messes et des fêtes.
Les églises maronites ressemblent aux maisons ordinaires. Elles sont extrêmement austères et humbles. Leurs façades, qui ne supportent pas l’ornementation gratuite, font appel aux symboles des deux espèces, tels que l’hostie et le calice. Avec quelques chérubins ou volatiles, il s’agit là des rares éléments figuratifs que cette architecture tolère auprès de la croix.
L’eucharistie, en syriaque Oukharistia, est tellement centrale chez les maronites que le patriarche Estéphanos Douaihy a fondé dessus sa mystique. Dans son Candélabre des saints mystères, il associe le choix d’Adam à la mort et le corps du Christ à la vie. Il écrit alors que le corps du fidèle est «sanctifié par le corps saint du Christ et son âme purifiée par son sang miséricordieux». Le corps de «l’Homme-Dieu est pain de vie», ajoute-t-il en précisant qu’il est «le gage de la Résurrection».
Notre-Dame-des-Semences (Zrou’) à Kfifén: inscription en lettres syriaques datée de 1838 et surmontée des fruits de la vie (l’eucharistie) et des fruits de la mort symbolisés par les deux serpents.
Un lexique adapté
À travers le monde, indépendamment de la langue employée pour la célébration de la messe maronite, la consécration ne peut se faire qu’en langue syriaque, soulignant la place primordiale de cet événement fondateur. La messe tout entière est une célébration du Saint-Sacrement. Après que la semaine a permis une préparation à la communion, la messe se décline en une série d’étapes qui mènent vers le moment crucial où s’opère la rencontre dans la chair du Christ.
Le choix des termes est là, on ne peut plus explicite. Alors qu’en syriaque, la messe se dit Qourobo et l’Eucharistie Qourbono, les maronites ont opté pour la forme Qourbono comme référence à la messe dans son ensemble et sans distinction aucune. Ce même terme désigne également l’hostie, Qérbéné en syriaque dialectal du Liban (dont le Q est toujours muet).
Au moment de la consécration des hosties, le prêtre récite les paroles de Jésus: hono dén itaw pagro dil, (ceci donc est mon corps). Le syriaque connaît deux termes spécifiques pour signifier le corps physique (goushmo) et le corps biologique charnel (pagro). Or, c’est cette dernière forme qui est volontairement choisie pour évoquer le concept de chair vivante et vivifiante.
Littérature maronite
Durant la communion, les fidèles entonnent l’hymne eucharistique, éno-no lahmo de hayé, de l’évangile selon saint Jean: «Je suis le pain de la vie» (Jn, 6, 48). «Car ma chair est vraie nourriture et mon sang est vraie boisson», lit-on encore (Jn, 6, 55). Cette insistance sur le concret qui fait l’expérience des sens est abondamment révélée par la littérature maronite.
L’incarnation de Dieu est une présence perçue, ressentie et absorbée dans toute sa plénitude. Elle est chantée par saint Éphrem dans son style poétique lorsque, dans son «hymne sur la foi» (10,8), il évoque cette «éminente merveille que nos lèvres ont reçue»! La littérature syriaque fait constamment appel aux sens et s’en sert notamment dans son approche de l’eucharistie. La Penqidto (livre des fêtes) en fait le mystère de l’amour à travers le sacrifice ultime du Fils de Dieu: «Il est l’amour dans le mystère de l’amour», lit-on. Et saint Jacques de Saroug l’associe au sacrifice (débħo).
Enfin, le Nomocanon maronite, dit Livre de la Direction, souligne cet amour divin et s’attarde sur la notion de proximité et de contemporanéité du Sauveur en rappelant ses paroles: «Toutes les fois que vous vous réunirez en mon nom, que vous ferez mémoire de moi et mangerez mon corps et boirez mon sang, vous serez avec moi et je serai avec vous.» C’est ce concept Kierkegaardien de la contemporanéité qui était réellement vécu dans le Mont-Liban comme un cheminement perpétuel vers l’hostie. Celle-ci était ressentie dans la prière et dans la chair durant la messe, la préparation spirituelle et les heures de jeûne qui précédaient et suivaient la communion.
La communauté
C’est la communauté comme un seul corps qui fait l’expérience de ce mystère de l’eucharistie. La communion verticale avec le Seigneur se doit de passer par une communion horizontale durant laquelle les fidèles accompagnent le célébrant dans un processus de confession et de consécration. Ensemble, ils rendent grâce selon le sens étymologique de l’eucharistie qui est une «action de grâce». L’Esprit-Saint est alors invoqué et appelé à descendre sur le pain et le vin. Le terme syriaque employé est Aguén qui signifie à la fois «descendre» et «habiter», assurant par là le phénomène d’actualisation. Ce mouvement vertical descendant va permettre une relation ascendante au moment de la communion.
Le rôle de l’union horizontale est si déterminant qu’elle a fini par donner son nom à l’église maronite. Celle-ci est alors dite knoushto, ou knissé, c’est-à-dire «assemblée», «rassemblement», «communauté», alors que les autres églises syriaques emploient le terme idto.
Cette communauté ne fait pas que participer à la messe, elle la célèbre et la fonde dans sa simplicité, sa popularité et sa spontanéité qui forment la splendeur de la messe maronite, nous dit Charles Malek. Éloignée de toute forme de philosophie et de sophistication, elle est «une incarnation merveilleuse et spontanée du cœur et des sentiments des gens», écrit-il.
Corporal portant l’inscription «Pagro dil» (mon corps) «Dmo dil» (mon sang). ©Œuvre du père Germanos Germanos.
La sotériologie
Étant héritière de l’école d’Antioche qui comprend l’image à la lumière de la restauration de l’Adam nouveau, écrit Vincent Van Vossel, l’Église maronite conçoit l’existence à travers la théologie du Salut. Elle oppose les fruits de l’eucharistie à celui du péché d’Adam dont il convient de restaurer l’image. Toute la vie spirituelle, et par là quotidienne, tourne autour de la purification, cherchant à retrouver la beauté originale, selon Sébastien Brock.
L’iconographie maronite, comme le montre la façade de Notre-Dame-des-Semences à Kfifén, illustre cette pensée sotériologique en confrontant les fruits du bien et du mal. Au-dessus de l'entrée, figurent le calice portant le sang divin et les deux serpents du péché originel que saint Jacques de Saroug appelle Piro de ħayé (le fruit de vie) et ħarmono (le serpent) qui a tué Adam.
«Nous avons mangé son corps au lieu des fruits de l’arbre, et son autel remplaça pour nous le jardin d’Eden», écrit alors saint Éphrem. C’est cette vision sotériologique, intimement liée à l’eucharistie, qui a rythmé la vie du village libanais durant plusieurs siècles. Loin de toute forme de philosophie, l’hostie, attendue toute la semaine, incarnait la cause et la raison d’être, l’espoir, la joie et la récompense.
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