Sleiman Frangié, un parcours atypique  

Son nom revient à chaque échéance présidentielle comme un candidat potentiel pour accéder à la tête de l’État. Sleiman Frangié est taxé de candidat de la «Moumanaa» (axe obstructionniste irano-syrien) par ses détracteurs, et de candidat «idéal» par ses partisans, de par son appartenance politique et sa proximité au président syrien Bachar el-Assad et au Hezbollah. Sa force réside dans sa conviction qu’il deviendra président. Pour mieux comprendre, il faut revenir sur le parcours personnel et politique d’un candidat atypique.

La course à la Première magistrature fait l’objet de nombreuses spéculations depuis des mois, surtout depuis le départ de Michel Aoun du palais de Baabda le 31 octobre 2022. Les 11 séances électorales parlementaires qui ont suivi ont toutes connu le même sort, parce que le tandem chiite n’avait pas encore déclaré son candidat, dont personne ne se doutait qu’il serait Sleiman Frangié. Aucun candidat n’avait pu atteindre la majorité des 86 voix nécessaires au premier tour. A chaque fois, les députés d’Amal et du Hezbollah provoquaient un défaut de quorum, après le dépouillement des voix du premier tour.
Le 6 mars 2023, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, annonçait officiellement son appui à Sleiman Frangié rejoignant ainsi le président du Parlement, Nabih Berry. Dans les coulisses, on raconte que cet appui avait été promis par le leader chiite, en reconnaissance du soutien de Frangié au Hezbollah lorsque ce dernier avait réussi à faire élire Michel Aoun en 2016 à la présidence de la République.
Cet éternel candidat a depuis longtemps été un «remake» de la pièce de théâtre de la présidentielle. D'abord en 1998, à la fin du mandat d’Élias Hraoui. Le régime syrien lui préfère alors Émile Lahoud, à l'époque commandant en chef de l’armée. Rebelote en 2004 avec la prorogation du mandat d'Émile Lahoud pour une période de trois ans.
En 2008, l’accord de Doha ouvre la voie de Baabda, au nom du compromis, à Michel Sleiman, également commandant de l’armée. La troisième représentation ratée a lieu en 2015, après une vacance présidentielle d’un an et demi, lorsque Saad Hariri soutient ouvertement sa candidature et que les chances de M. Frangié d’accéder à la Magistrature suprême se précisent nettement. Les Forces libanaises, prises entre l'enclume et le marteau, font cependant le choix de Michel Aoun. Le deal est scellé à Meerab. En janvier 2016, l’accord dit de Meerab entre le Courant patriotique libre et les Forces libanaises est annoncé au cours d’une cérémonie solennelle. Michel Aoun est élu, fort de l’appui inconditionnel du Hezbollah et de l’accord des grands partis chrétiens. Encore une fois, Sleiman Frangié doit attendre son tour.
Qui est donc cette personne un peu méconnue à l’échelle internationale, mais bien ancrée dans les sphères du pouvoir au Liban depuis des générations?
Les liens avec les Assad
Sleiman Frangié est né à Zghorta en 1965 dans une famille «politique» comme on a l’habitude de les appeler au Liban. Son grand-père, dont il porte le nom, a été président de la République de 1970 à 1976 et son père, Tony, était député. Ses parents et sa sœur ont été assassinés le 13 juin 1978 dans leur maison d’Ehden, au Liban-Nord. Il est le seul survivant.
Cet événement a sans doute fortement impacté la personnalité de l’homme qu’il est devenu. Élevé par son grand-père, son oncle et ses tantes, il a grandi privé de l’affection mais aussi de la discipline qu’apporte une famille nucléaire.
Le jeune Sleiman Frangié ne tarde pas à développer ses propres réseaux et à s’affirmer dans la gestion des rapports de force internes à sa famille politique, mais aussi dans la région de Zghorta. La première fois qu’il rencontre le président syrien Hafez el-Assad il a 13 ans et il se lie rapidement d’amitié avec Bassel el-Assad, héritier politique de son père mais qui sera tué dans un accident de voiture en 1994, à Damas.
Cette amitié lui permet de gagner et de bénéficier – jusqu’à aujourd’hui – de la confiance de la famille Assad mais aussi d’une influence démesurée sur le plan politique interne.
Pilote, photographe et écolo
A ceux qui reprochent à Sleiman Frangié de ne pas avoir fait d’études secondaires et universitaires, ses proches rappellent les circonstances sécuritaires de l’époque (le début des années 1980) lorsqu’il aurait été trop dangereux pour lui de sortir des quelques kilomètres carrés dans lesquels il était confiné. Ils soulignent qu’il a été éduqué par la vie, à défaut d’une éducation académique. Sleiman Frangié se serait beaucoup auto instruit avec un penchant particulier pour l’Histoire.  C’est sur cette base qu’il a établi son QG dans le village de Bneshï, site d’une grande bataille menée par les Zghortiotes contre les Ottomans, sous le commandement de Youssef Bey Karam.
Pour contrecarrer les reproches sur son manque de profondeur intellectuelle, d’autres milieux proches de lui avancent ses qualités de pilote (il détient un diplôme et pilote lui-même des appareils), parallèlement à son talent de grand photographe, sensible à l’intelligence de la nature. M. Frangié est aussi connu pour être un grand chasseur et un écologiste confirmé. C’est grâce à ses efforts que la forêt de Ehden a été proclamée réserve naturelle.
Ses amis et ses détracteurs s’accordent à dire qu’il est sympathique, prévenant et transparent. Il est très direct dans ses interventions et, généralement, il évite les sous-entendus dans ses propos. Certains de ses proches diront que cela lui joue de mauvais tours parce qu’il ne filtre pas ce qu’il dit.
L’homme politique
Depuis l’âge de 17 ans, Sleiman Frangié s’attelle à la vie politique héritée de sa famille, au niveau de son village et de sa région en prenant de son oncle Robert les rennes de l’organisation milicienne des Marada (qu’il transformera par la suite en un courant politique). En raison des circonstances sécuritaires liées à la guerre, il doit attendre 1990 pour faire son entrée en politique sur la scène nationale. Il devient le plus jeune député du Parlement le 7 juin 1991 et cinq fois par la suite, jusqu’en 2018. Il accède à plusieurs postes ministériels de 1992 à 2005, dont celui de ministre de la Santé entre 1996 et 1998, et entre 2000 et 2004 (gouvernements de Rafic Hariri) puis celui de ministre de l'Intérieur, entre 2004 et 2005 (gouvernement de Omar Karamé).
Son amitié avec la famille Assad et le régime syrien lui ouvre l’accès aux plus hautes sphères du pouvoir et lui accorde les protections nécessaires. Il a toujours clamé n’avoir pas utilisé ses liens avec les Assad pour se mettre sur le devant de la scène ni les avoir utilisés contre l’intérêt du Liban.
Il occupait le poste de ministre de l’Intérieur lorsque le vent tourne… Rafic Hariri est assassiné et il est pointé du doigt comme beaucoup d’autres figures pro-syriennes, alors que le régime de Damas est accusé d’avoir commandité l’attentat du 14 février 2005. Il sera abondamment malmené par la rue sunnite. Sleiman Frangié est d’autant plus mis en posture embarrassante qu’il s’oppose la même année au retrait des forces syriennes. Pour essayer de retrouver un équilibre au niveau national, il doit se trouver un autre allié parmi les forces islamiques. C’est à ce moment-là, selon ses propos à la presse, qu’il s’est rapproché du Hezbollah.


L’alliance avec le Hebollah
Sleiman Frangié s’est toujours dit attaché à son arabité. L’histoire politique familiale de son grand-père, dont il porte le nom, et de son grand oncle Hamid Frangié et leur attachement au projet pan-arabe de Gamal Abdel Nasser (en opposition au Pacte de Bagdad de Camille Chamoun, l’ennemi politique des Frangié) fait partie intégrante de son discours politique.
Cette appartenance arabe, qui camoufle une position pro-syrienne bien ancrée, est cependant en conflit direct avec le discours pro-iranien et l’appartenance à la wilayet el-faqih de son allié, le Hezbollah.
Ses proches expliquent qu’au moment où M. Frangié s’est rapproché du Hezbollah, il n’y avait pas encore ce schisme entre arabité et iranité et pas encore de connotation purement iranienne dans le discours du Hezb. Au fil du temps, les liens se sont tissés entre ce parti et M. Frangié mais il ne se fond pas dans leur idéologie. Les mêmes milieux soulignent que son libanisme passe avant tout et la protection de l’intérêt des chrétiens passe, à ses yeux, par une ouverture vers toutes les composantes du tissu communautaire libanais. Il n’explique pas cependant (mais il ne sera pas le seul) comment les chrétiens pourraient bénéficier du soutien d'un parti qui prône l’établissement d’un régime islamique au Liban.
En 2018, et sous l’égide du patriarche maronite Béchara Raï, Sleiman Frangié clôture un long parcours de réconciliation avec les Kataëb et les Forces libanaises par une réconciliation avec Samir Geagea (son ennemi de toujours, accusé d’avoir été impliqué dans l’opération ayant conduit à l’assassinat de ses parents).  Cela ne l’empêche pas de rester attaché à la «résistance» (le Hezbollah). Il ne parviendra pas non plus à instrumentaliser cette réconciliation pour se construire une nouvelle couverture chrétienne.
Sleiman Frangié sera très critique du soulèvement d’octobre 2019 et surtout, après l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, du juge Tarek Bitar en charge de l’instruction, dénonçant une enquête qu’il considère politisée.
Le candidat
Sleiman Frangié attend dans les coulisses de la présidence depuis de nombreuses années, assez pour avoir eu le temps de se construire un plan et une vision de «sa» présidence. Cette vision n’a pas encore été divulguée, mais comme il l’a plus d’une fois annoncé à la presse, il veut «laisser une trace dans l’Histoire» si jamais il est élu.
De l’avis de ses amis et de ses détracteurs, c’est une personne attachante, surtout dans son laïus. Indubitablement, son discours est simple et va généralement droit au but. Cela constitue un point en sa faveur car cela plaît aux masses qui n’ont pas envie d’entendre un énième politicien reprendre à son compte des formules compliquées. Mais ce simplisme se retourne contre lui quand il essaie de communiquer sur le redressement économique ou sur les enchevêtrements du système judiciaire. Sur ce plan, il n’est pas habile en matière de communication politique.
Malgré sa prétention d’être consistant dans ses positions politiques, il n’explique pas le changement qu’il semble avoir opéré dans son évaluation du profil de tout candidat maronite à la présidence. Dans le passé, le candidat, à son avis, devait être représentatif de sa communauté et être accepté par les autres communautés. Il défend aujourd’hui sa candidature malgré son déficit de représentativité.
Selon ses proches, il pense être apte à aborder les grands dossiers conflictuels auxquels il devra faire face s’il était élu, comme les réformes, les refugiés, la délimitation des frontières avec la Syrie et la stratégie de défense. Il est ouvert au dialogue. Il pense que ses relations avec l’axe syro-iranien sont un atout puisqu’il jouît de la confiance de la Syrie et du Hezbollah. Vu qu’il a leur confiance et qu’il est «transparent», il estime qu’il peut se permettre d’aborder ces sujets avec eux de façon claire.  C’est là qu’il fait fi de la raison d’État, en basant les relations entre États sur les rapports personnels.
Il se rattrape en annonçant, lors d’une émission télévisée, que si on lui mettait des bâtons dans les roues par le biais de tactiques politiques, il quitterait le pouvoir. Reste à voir…
Cependant, en tant que candidat, son alliance avec Hezbollah et Amal l’aura desservi. En proclamant haut et fort leur appui à Sleiman Frangié, Hassan Nasrallah et Nabih Berry ont fait de lui le candidat de la Moumanaa face à une forte opposition (chrétienne, mais aussi druze et partiellement sunnite).
Les mauvais résultats obtenus par son mouvement politique aux dernières élections législatives de mai 2022 (un seul siège au Parlement pour son fils, Tony, arrivé en deuxième position dans son fief de Zghorta) ne parviennent pas non plus à lui ôter cette étiquette de «poulain» de l’axe obstructionniste, qui est la plus évidente actuellement.
L’homme, le politicien et le candidat de Zghorta est un personnage polarisant. Sa force réside donc dans sa conviction inébranlable qu’il deviendra président, dans son anticonformisme, ainsi que dans son appartenance à une famille politique influente depuis plusieurs générations et qui a toujours été au service du Liban. Cette appartenance fait de lui le candidat idéal aux yeux de ses partisans puisqu’elle le rend apte à naviguer dans les méandres de la politique libanaise.
Il demeure que son passé politique, ses prises de position et son alliance avec les Assad et le Hezbollah dressent contre lui une grande partie de la population et des parties politiques.
Reste à lui de prouver qu’il pourrait être un président bien au delà de cette polarisation à un moment où le Liban doit prendre des virages brutaux et dangereux.

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