Takeover: un projet pour exister autrement

 
C’est un tout petit espace, presque moins que tout petit. Entre les parpaings, les tôles et divers matériaux de récupération, et surtout de plain-pied avec la rue et ses voitures, on se croirait sur une aire de construction, n’étaient-ce le carrelage de céramique blanche qui recouvre les murs. Ah non alors, d’anciens WC réaménagés? ou une cuisine? Nous y sommes: Takeover s’est installé dans la cuisine préparatoire de la pâtisserie Des choux et des idées. Nous sommes sur la rue Abdel Wahab el-Inglizi et, dans ce lieu sans artifices, on comprend qu’il se passe quelque chose.
Ieva est une artiste visuelle lituano-libanaise basée à Beyrouth, qui a grandi entre la Lituanie, les Émirats arabes unis et le Liban. Elle étudie l’architecture à l’Université libanaise américaine de Byblos et à l’École spéciale d’architecture de Paris. Après avoir travaillé comme architecte photographe, elle s’est mise à pratiquer la photographie comme un art, et puis à travailler sur différents médias, explorant des matériaux et des supports variés. En 2021, elle cofonde Digital Fountain, une plateforme en ligne dédiée aux photographes libanais.
Ieva a compris que deux mondes coexistent à Beyrouth: celui des grandes institutions et des musées, et celui des galeries à vocation commerciale. Mais il n’existe rien à mi-chemin, pour de jeunes artistes qui veulent montrer leur travail tout en expérimentant des dispositifs et des choix scénographiques ou, simplement, interagir avec le public. Alors qu’elle se promène à Achrafieh, cherchant un espace pour une sorte de «pop-up event» afin de montrer des photographies imprimées de la plateforme Digital Fountain (puisqu’en général les photographies hébergées par le site sont exclusivement consultables en ligne sur le site), elle tombe sur cet espace. Elle tombe également amoureuse de son carrelage blanc, de ses proportions, de l’énorme porte-fenêtre à même la rue, rencontre le propriétaire, découvre que le prix de la location n’est pas aussi élevé qu’elle le pense, décide d’y rester un peu plus longtemps que prévu, et décide surtout et enfin d’en faire quelque chose dans les limites d’un contrat de six mois.
«Je devais proposer un nom, et j’ai pensé que le fait de reprendre un espace («to take over a space»), c’est aussi garder un peu de ce qu’il était par le passé, alors j’ai gardé le carrelage, le sol… Ceci est aussi visible dans nos scénographies: nous avons repris les blocs de ciment qui étaient là avant que nous emménagions. Ensuite, chacun a amené sa propre télévision, le laptop est le mien. Takeover, cela consiste à faire de notre mieux pour mettre les choses ensemble. Je suis une 'facilitatrice', je donne un espace, je donne des idées, je peux aider dans la scénographie, mais j’encourage vraiment chacun à faire ce qu’il peut. Je demande même aux artistes de prendre le relai durant les heures d’ouverture, parfois même toute la journée, de telle sorte aussi à ce qu’ils puissent être en interaction avec le public. Takeover c’est donc aussi une invitation, faite à chacun, de prendre cet espace en charge. Ceci est notre manière de travailler.»
Il paraît donc évident que ce petit espace qui n’a rien d’une galerie aux murs blancs est un espace qui peut aussi fonctionner de manière tout à fait organique: «Il suffisait d’approcher ceux dont j’aimais le travail ou qui n’avaient pas la chance de voir leur travail exposé. Donc en fait j’approchais toute personne qui était intéressée et voulait montrer quelque chose, et parfois ça se passait à la dernière minute, pour peu que la place soit vide.» Donc rien de très défini non plus, par rapport à la mission de cet espace qui fait le choix de rester ouvert par rapport aux attentes, l’idée étant que, dans six mois ou plus, les activités menées viendront d’elles-mêmes définir la vocation que se sera donnée, naturellement et organiquement, cet espace. Pour le moment, Takeover veut inviter à l’expérimentation, à la collaboration et à une forme de légèreté dans la démarche, à tout ce qu’on n’a pas, en somme, la possibilité d’explorer dans des lieux plus institutionnels.
Brouiller les limites entre artistes, scénographes, curateurs, médiateurs – ici tout le monde fait tout – pour, en fin de compte, relativiser toutes les pratiques bien éprouvées qui ont contribué à façonner le «star system» de l’art, c’est peut-être au fond ce qu’il convient de retenir de cet éthos de la «prise en charge» («take over») dans lequel chacun est responsable à tous les niveaux de la machine; un message qui dépasse bien entendu les murs de Takeover.
Acheter et vendre des œuvres? Ce serait bien, mais ce n’est clairement pas le but premier, et ce n’est pas non plus quelque chose sur lequel l’équipe de Takeover semble vouloir travailler dans l’immédiat. Face à la montée exponentielle des galeries dans la capitale et le dynamisme à la fois économique et artistique qui n’est pas qu’un symptôme positif, nul besoin effectivement d’afficher des ventes ou de fréquenter des foires. C’est donc en marge du système bien huilé des galeries et à l’abri des enjeux économiques du marché de l’art qu’un tel espace existe pour, aussi, y expérimenter tout ce qu’il n’est plus possible d’expérimenter ailleurs. Exister autrement, et ailleurs, voilà ce qu’un tel espace revendique sans toutefois le revendiquer, tant tout cela semble également récalcitrant aux prises de positions, quelles qu’elles soient.

Actuellement, c’est le «group show» (le dénominatif «exposition» semble soudain prétentieux) Verses و Surfaces qui est en vue, avec deux artistes (Sally Kastoun et Gigi Gian Spina) et un collectif (Shatr). Ce projet prend naissance lorsque Gigi, qui venait aux expositions organisées par Takeover, aborde un jour Ieva pour lui dire qu’il aimerait y faire quelque chose qui serait, peut-être, à propos de poésie. Ieva lui propose de revenir avec les artistes avec lesquels il aimerait travailler. Gigi revient donc avec Sally et le collectif Shatr. La seule idée consistait à utiliser du texte dans les travaux proposés. Tout cela s’est donc passé de manière assez informelle.


Sally Kastoun est une artiste multimédias russe et syrienne. Elle arrive à Beyrouth en 2013 et fait des études de cinéma à Beyrouth et à Londres. Aujourd’hui elle explore le medium de l’écriture et essaie de l’incorporer à un genre de «texte-image». Gigi Gian Spina est un artiste brésilien, à Beyrouth depuis un an. Il écrit, fait des films et tente de créer en utilisant surtout des textes et des images ou des objets. Confronté à la violence du vécu, il essaie d’aborder cela à travers la poésie. Shatr – collectif composé de Sarah Huneidi, Theresa Sahyoun et Nadine Makarem – vise à faire revivre, maintenir et nourrir la culture de l'écriture et de la poésie à Beyrouth à travers des ateliers et des événements, dans un esprit qui consiste à vouloir trouver l'équilibre entre les conventions classiques de la poésie et ses formes actuelles les plus progressistes.
Leur point commun: les mots, bien sûr, et la poésie, si possible.
Il s’agit maintenant pour Takeover, qui vient de terminer les six mois de son contrat, d’entrer dans une nouvelle phase de son existence en déménageant dans un immeuble adjacent (immeuble Trad), vingt mètres plus loin, toujours sur la rue Abdel Wahab, face à la boutique Les Arcades. L’espace y est un peu plus grand. Vendredi soir, le duo d’artistes Tarek Haddad et Laeticia Hakim y réaliseront une performance qui viendra marquer le passage vers le nouveau local. Venez-y nombreux.

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