Que valent nos différences? Peuvent-elles constituer une sous-culture ou nous accorder un droit à la «distinction»? Une brèche dans le séparatisme confessionnel libanais peut-elle exonérer le fait religieux des horreurs commises en son nom et de son fait?
La culture dominnte et la contre-culture.
Ce que nous vivons au Liban, «c’est une guerre entre deux cultures, adossée à une guerre entre civilisations à l’échelle du monde». Mon interlocuteur qui avait proféré une telle énormité, n’avait pas le sens des nuances. Il avait déniché une explication d’une simplicité si renversante que même Samuel Huntington, initiateur de la thèse du «choc des civilisations», l’aurait reniée. Car comment admettre que la conflictualité irréductible, qui peut valoir sur la scène internationale, puisse rendre compte de nos échauffourées libanaises?
Difficile de croire à un choc de cultures entre les quartiers Est et Ouest de la capitale libanaise, comme il y en a eu jusque dans les années soixante entre les Algérois de souche européenne et leurs voisins de la Casbah. À ne pas confondre non plus avec la querelle linguistique qui sévit dans le royaume de Belgique ni avec le conflit sanglant, s’il en fut, dressant protestants et catholiques, les uns contre les autres, à Londonderry!
En citoyens du monde, on peut nier les différences entre groupes au nom du sacrosaint principe de l’universalité de la condition humaine, de l’unité de la culture arabe (wahdat al-thaqafa al-‘arabiya), du patriotisme transcendant les spécificités, de la laïcité rédemptrice, etc. Mais on ne peut récuser, au nom d’une idéologie séculaire ou jacobine, le droit à certaines collectivités de définir leur propre identité dans un monde qui a d’ores et déjà abattu murs et cloisonnements et appelé au brassage des populations.
Hsoun, un modèle de coexistence
Aïda Kanafani-Zahar pouvait se féliciter: elle avait trouvé une brèche dans le séparatisme confessionnel libanais (1). Dans le village mixte de Hsoun (caza de Jbeil), chiites et maronites s’étaient entraidés dans les heures difficiles; bien plus, la guerre civile avait «consolidé leurs liens de coexistence». Pourvu que ça dure!, glisserait un sceptique. Imaginons le scénario probable où le Hezbollah établirait dans ce même village de Hsoun l’une de ses multiples implantations politico-militaro-religieuses ou même une officine d'Al-Qard al-Hassan comme il l’a fait dans le paisible bourg de Amchit! Qu’adviendrait-il de l’entente cordiale tant célébrée, il y a plus de vingt ans, sur les réseaux de L’Anthropologie de la Méditerranée (2)?
Al-Qard al-Hassan à Amchit.
Par ailleurs, l’anthropologue susmentionnée a été trop généreuse en cherchant à exonérer, devant le tribunal des consciences, le fait religieux des horreurs commises en son nom! Elle a été jusqu’à dire: «À mon sens, la violence fut le résultat d’une instrumentalisation du religieux par les chefs de milices qui ont exacerbé le côté séparateur de la religion et l’ont vidée de son sens intégrateur.»
Acquiescer à cette opinion, c’est admettre qu’il y a séparation nette entre le politique et le religieux, et là c’est fort contestable! Par ailleurs, on peut réfuter l’affirmation de madame Aïda Kanafani-Zahar et avancer que c’est le religieux, avec sa charge de violence, qui aurait pu tout aussi bien gangrener le politique. Soutenir l’inverse de cette proposition est tout aussi valable qu’abonder en son sens!
Et puis, et surtout, on n’a toujours pas résolu le problème de savoir si, tablant sur son identité religieuse spécifique, un groupe ne peut prétendre appartenir à une culture distincte de celle qui prévaut dans son environnement immédiat. Le droit à la différence, n’est-ce pas?
Le je-ne-sais-quoi, le presque-rien
Bien sûr, c’est à tort qu’au Liban «les différences communautaires ont toujours été présentées comme majeures et radicales: il existerait deux religions, deux cultures, deux modes de vie» (3). C’est entendu, mais ce serait aller vite en besogne que d’affirmer que tant que nous appartenons à la même civilisation, ne serait-ce qu’en vertu de la proximité physique, des usages de table et de la pratique de l’arabe comme langue maternelle, nous ne pourrons guère arguer de l’ancrage de différences caractérisées ni prétendre à leur gestion spécifique. Or lesdites divergences peuvent être regroupées dans la catégorie ou sous la dénomination de contre-culture. Cette dernière se définirait comme une sous-culture «partagée par un groupe d’individus se distinguant par une opposition consciente et délibérée à la culture dominante». Et ce n’est pas la «parenté abrahamique» qui peut gommer la faille infranchissable creusée par les stricts régimes matrimoniaux qui régissent notre condition de monothéistes chrétiens ou musulmans, dans ce pays comme dans d’autres. Tant que les intermariages entre membres de confessions différentes n’auront pas atteint une haute fréquence et tant qu’ils ne relèveront que du registre de l’exception, nos communautés seront condamnées à se regarder en chiens de faïence, c’est-à-dire avec méfiance.
Nos dites différences relèvent du presque-rien et c’est en cela qu’elles sont dangereuses. Et raison de plus d’y prendre garde! Pourquoi tenir mordicus à ce je-ne-sais-quoi qui vous distingue quand vous n’avez qu’à faire comme tout le monde, semble dire le groupe dominant au groupe minoritaire? D’après Jankélévitch, c’est ce malentendu, autour du «trois fois rien», qui déchaîne les passions et la tentation démoniaque de chercher à éradiquer les déviances en s’en prenant à ceux qui les cultivent.
La reconquête islamique et la contre-culture
Depuis le XIXe siècle, nous assistons, en nos contrées, à une lutte entre un Occident triomphant et un Orient sur la défensive, entre la modernité conquérante et l’authenticité originelle. L’occidentalisation des mœurs, depuis la Nahda tant exaltée, avait emporté la bataille en imposant ses paradigmes jusqu’au moment où une réaction politico-religieuse vînt s’affirmer sur le terrain de lutte. Dopé par la révolution islamique de Khomeini et les intransigeances de Ben Laden et de Daech, le voile, un indice des plus probants, a repris ses droits sur la place publique après en avoir été quasiment éradiqué. Depuis, la Reconquista islamique s’est manifestée de manière assertive au sein de toutes les strates sociales et ne manque pas une occasion de souligner sa visibilité sur la scène publique. La querelle des maillots de bain à Saïda en est l’illustration, au même titre que la pantalonnade des prélats chrétiens à Mlita (4).
Ce que je viens de dire ne vient pas conforter les propos de mon interlocuteur huntingtonien précité, nos petites guerres n’étant pas le prolongement naturel d’une vision agonistique à l’échelle du monde. Néanmoins, toute culture n’est pas uniquement faite d’acquis irréversible, elle est également projection, désir et intentionnalité. Ceux qui, à titre définitif, ont fait le choix du modèle occidental par-delà la Méditerranée se distinguent peu ou prou de ceux qui optent pour le modèle importé des hauts plateaux iraniens ou des steppes quasi arides de notre hinterland syrien. On ne gomme pas d’un trait de plume, et par pudeur, la «contre-culture chrétienne» dans le Liban pluriel. Ramener nos différences à des variantes religieuses est réducteur (5). Ce n’est pas au prétexte qu’elles ne rentrent pas dans une grille d’explication idéologisée qu’on peut les bannir ou refuser de leur reconnaître une légitimité.
Les différences existent, à nous de les gérer. Et la paix civile est l’enjeu du bras de fer entre la résilience des minorités actives et l’impérialisme culturel des groupes dominants ou qui s’autoproclament tels.
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1- Aïda Kanafani-Zahar, «Une brèche dans le séparatisme confessionnel en Méditerranée: s’adapter aux contraintes rituelles d’une communauté, l’exemple de Hsoun (Liban)», in L’Anthropologie de la Méditerranée, (Dir.) Albera, Block et Bromberger, Maisonneuve et Larose, 2001, pp. 423-443.
2- Ibid., note 2.
3- Ibid., p. 424.
4- Youssef Mouawad, «Un avant-goût de dhimmitude à Mlita», Ici Beyrouth, 5 juin 2023.
5- Aïda Kanafani-Zahar, op. cit., p. 425. Madame Kanafani pense pouvoir dire: «Au Liban, nous ne sommes pas en présence d’une société multiculturelle, mais plutôt d’une culture de référence à deux variantes religieuses. Qu’en est-il de ces variantes?»
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