Réconciliations intercommunautaires, dignitaires religieux, résidences féodales et archiépiscopales, messes d’action de grâce, rituels propitiatoires... Un sacré vendredi, ce 8 septembre, dans le Chouf historique, ce «laboratoire de la coexistence», nous dit-on! Mais est-ce bien là le modèle du régime politique que nous aurions espéré bâtir?
L’accueil chaleureux et sincère réservé au patriarche Raï par la communauté druze et ses chefs, pour indispensable qu’il ait été, n’est qu’un remake d’autres réceptions fastueuses faites par bani Maarouf à un dignitaire chrétien. Ce fut quasiment une répétition de certaines pages de l’histoire du XVIIIe ou XIXe siècle ou de l’époque du Mandat français, quand sit Nazira était aux commandes et s’affirmait comme régente du Chouf multicommunautaire et garante de sa paix civile.
Le Liban de Kamal Joumblatt et du Cénacle libanais?
Il n’y avait jusqu’aux discours de bienvenue qui n’aient été calqués sur ceux d’antan pour célébrer les vertus de la tolérance et de l’entente. Bref, c’était plutôt une reconstitution historique d’événements enfouis dans les mémoires collectives. On avait exhumé les mêmes thèmes et on recommençait. Mais, encore une fois, était-ce là le Liban moderne, égalitaire et vibrant d’énergie qu’avaient rêvé de fonder Kamal Joumblatt, Michel Chiha ou Michel Asmar et bien d’autres esprits téméraires qui s’agitaient dans les partis politiques révolutionnaires et dans le milieu des idéologues réformistes?
La réponse est non. Tous les programmes communs de la gauche nationale s’étaient révélés inadéquats. Nous n’étions pas prêts pour la Révolution culturelle. Un constat d’échec, et c’est plutôt mal seyant de l’avouer dans la liesse générale et dans les retrouvailles de Chanay, de Moukhtara, de Baakline et Beiteddine! Mais un fait est là: le paysage politique est toujours le même, et les parties prenantes avaient mené des guerres civiles et commis des horreurs pour rien. Notre péché originel, c’est d’avoir cru que nos sociétés étaient réformables sur le modèle occidental pour certains ou sur le modèle soviétique pour d’autres.
Ainsi donc, rien n’a changé. Faut-il pour autant s’en désoler? Les ambitieux fort déçus auront à revoir leurs petits calculs, leur enthousiasme insurrectionnel nous étant revenu très cher. Quant aux réalistes, ceux qui étaient plutôt modestes et qui ne croyaient pas que liberté se conjugue nécessairement avec révolution et table rase du passé, eh bien, ils peuvent déplorer la situation générale du pays où la folie des uns et des autres nous a conduits.
On a bien vu d’ailleurs que certains de ces intellectuels de cafés-trottoir, les marxistes-léninistes, les maoïstes (parce qu’il y en eut et cela prête à sourire), ont été récupérés par le système. Par le capitalisme de Hariri père d’abord, puis par le souverainisme de Kornet Chehwan et de ses multiples avatars par la suite. Que de conversions, que de passages de la gauche internationale et du nationalisme hirsute à un sens des réalités et à un patriotisme de bon aloi n’a-t-on pas enregistré! Et n’est-ce pas significatif de voir se presser ou se bousculer à Meerab et à Saydet el-Jabal, et ailleurs en d’autres sanctuaires libanistes, ceux qui dans les années 70 avaient récusé l’exception libanaise et avaient pris pour cible le régime de la bourgeoisie comprador?
En somme, foin des grands programmes, des projets de rénovation et des manifestes politiques tonitruants, notre pays est une mosaïque de peuplades plus ou moins hétérogènes. Il est constitué de groupes minoritaires, jaloux de leurs identités respectives, et que seul l’archaïsme de notre confessionnalisme politique peut sauvegarder et préserver. Alors s’il vous plaît, pas de grandes tirades, ni de centralisme jacobin, ni d’uniformisation ni de lit de Procuste. Notre folklore, même si parfois sanglant, nous semblons y tenir mordicus!
L'initiative du patriarche Youssef Hobeiche en 1841.
Le pays de Fakhreddine vaut bien une visite
En ces moments de notre histoire, le tandem chiite semble croire que le Mont Liban est un pays à prendre et que le pouvoir est au bout du fusil. En ces temps précis où les communautés druze et chrétienne vivent une situation de péril sournois ou imminent, même si on ne peut relever le même degré de fébrilité dans les deux confessions, je ne rapporterai pas cette visite du cardinal Béchara Raï à celle de son prédécesseur Nasrallah Sfeir qui a eu lieu il y a vingt-deux ans. Je la rapporterai plutôt à la démarche que fit dans l’urgence le patriarche Youssef Hobeiche en 1841 après les funestes incidents entre Deir el-Qamar et Baakline: Il ne s’était pas déplacé en personne mais avait délégué des cheikhs du Kesrouan* pour désamorcer la crise qui couvait et qui, deux décades durant, allait déchirer le tissu social druzo-chrétien et atteindre son point culminant en 1860, jusqu’à nécessiter une intervention humanitaire.
Cette initiative du prélat de l’époque ne fut pas couronnée de succès; le contexte social et historique la condamnait d’emblée. Mais cette fois-ci, les bouleversements semblent devoir jouer dans un tout autre sens, et l’action entreprise par sa Béatitude vendredi dernier semble vouloir suivre pas à pas le patriarche Hobeiche dans un parcours amorcé il y a deux cents ans.
Les deux communautés mitoyennes du Mont Liban central vont devoir serrer les rangs; elles vont, au-delà des divergences et rancœurs, se retrouver, elles qui ont toujours vécu de renversements d’alliance. On a pu dire que deux négations ne font pas une nation; on peut tout aussi bien dire, «deux replis identitaires» peuvent faire une alliance tacite!
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*Les cheikhs Khazen et Hobeiche s’étaient rendus sur place au nom du patriarche et étaient parvenus à un accord avec les cheikhs Abi Nakad et Joumblatt, accord qui en pratique n’allait malheureusement pas résoudre la question.
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