Pourquoi le duopole chiite retourne au Conseil des ministres
La décision du binôme Amal-Hezbollah de lever son véto à la participation des ministres chiites au gouvernement serait lié à un faisceau complexe de considérations internes et externes.

 

Le duopole chiite Hezbollah-Amal a annoncé samedi soir sa volonté de reprendre sa participation aux réunions du Conseil des ministres, qu’il boycotte depuis la mi-octobre 2021 en signe de protestation contre le maintien à son poste du juge d’instruction Tarek Bitar, chargé du dossier de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.

Une décision favorablement accueillie par le Premier ministre Nagib Mikati, qui a promis de convoquer le gouvernement à se réunir dès qu’il recevra le projet de loi relatif au budget du ministère des Finances. Il est question d’une séance du Conseil des ministres dès lundi, même si l’on se refuse pour le moment, en milieux officiels, à avancer une date fixe.

Mais c’est le timing du communiqué qui a surtout surpris, d’autant qu’il a coïncidé avec une information filtrée par la presse israélienne concernant une volonté commune de l’Arabie saoudite et de l’Iran de rétablir leurs relations et de procéder à une réouverture de leurs ambassades respectives. Des sources occidentales bien informées ont ainsi indiqué à Ici Beyrouth qu’il faut voir dans cette décision du Hezbollah un recul “qui marque l’amorce d’un déclin”.

Le communiqué du binôme Amal-Hezbollah


“Le Liban traverse une crise économique et financière sans précédent, qui se caractérise spécifiquement par l’effondrement de la monnaie nationale, le blocage de l’argent des déposants dans les banques libanaises et la régression importante des services fondamentaux, surtout l’électricité, la santé et l’éducation, à l’ombre d’une situation politique complexe au plan national et régional, avec leurs répercussions dangereuses à tous les niveaux, social, économique et sécuritaire”, a indiqué le duopole dans un communiqué.

“La seule entrée en matière pour résoudre les crises précitées et alléger les souffrances des Libanais est la présence d’un cabinet fort et capable, investie d’une confiance et disposant des capacités nécessaires pour trouver des solutions. Nous avons déployé avec toutes les parties des efforts rapides et avons consenti à de grosses concessions pour faciliter la formation du cabinet actuel après de longs mois d’atermoiement et de conflits”, a poursuivi le binôme chiite.

Et d’ajouter: “Face aux démarches anticonstitutionnelles du juge d’instruction dans l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth, des contraventions judiciaires manifestes, de la sélectivité et de la politisation flagrantes, l’absence de justice et l’irrespect de l’unité des critères, et après toutes les tentatives judiciaires, politiques et populaires visant à pousser le juge d’instruction et ceux qui se cachent derrière lui à revenir aux usages légaux en vigueur, nous avons estimé que la suspension de notre participation aux séances du Conseil des ministres constituait une démarche politique et constitutionnelle visant à inciter les autorités exécutives concernées à accorder à cette question une attention particulière, afin rendre justice à ceux qui sont injustement accusés et écarter les suspicions.”

“Le mouvement Amal et le Hezbollah assurent qu’ils poursuivront leur action pour rectifier le cours du processus judiciaire et réaliser la justice et l’équité (…) et appellent le pouvoir exécutif à agir pour aplanir les obstacles qui empêchent la formation d’un comité d’enquête parlementaire, en vertu de la Constitution, afin de régler tous les aspects illégaux qui vont à l’encontre des usages et des textes constitutionnels, et d'éloigner ce dossier humanitaire et national de la politique et des intérêts politiques”, note le texte.

“Les événements se sont accélérés et les développements de la crise politique et économique ont atteint un seul inédit avec l’effondrement monumental du taux de change de la livre libanaise, le recul du secteur public, et la chute des revenus et du pouvoir d’achat des citoyens”, dit encore le communiqué.

“C’est pourquoi, en réponse aux besoins des citoyens honorables et aux appels des secteurs économiques, professionnels et syndicaux, et pour ne pas être accusés à tort de blocage, nous qui sommes les plus attachés au Liban, son peuple et sa sécurité sociale, nous annonçons notre accord à un retour à la participation aux travaux du Conseil des ministres pour l’adoption du budget de l’État et la discussion d’un plan de relance économique”, conclut le texte.

Mikati se félicite 


Dans un communiqué, le bureau de presse de Nagib Mikati s’est félicité de la décision du binôme chiite, “qui rejoint les appels répétés du Premier ministre en direction de tous pour qu’ils prennent part aux séances du Conseil des ministres et assument leurs responsabilités nationales, surtout dans ces circonstances délicates, et de manière à préserver le consensus national”.

M. Mikati a précisé qu’il convoquera le Conseil des ministres à se réunir “dès qu’il recevra le projet de loi relatif au budget 2022 du ministère des Finances”. Il a par ailleurs salué “les efforts déployés par tous les ministres pour appliquer le contenu de la déclaration ministérielle et mettre en place le plan de relance qui donnera le coup d’envoi au processus de négociation avec le Fonds monétaire international”.

Le président du Conseil s’est par ailleurs entretenu par téléphone avec le président de la République Michel Aoun et le président de la Chambre Nabih Berry après la parution du communiqué des deux formations chiites.

L’opposition plus mitigée 


Si l’annonce du binôme chiite a provoqué un choc positif sur le cours du dollar, dont le taux de change est tombé de manière spectaculaire jusqu’à 25.200-25.300 LL, les milieux de l’opposition se sont montrés beaucoup plus mitigés dans leurs réactions.

“Il ne manquait plus que de nous demander de vous être reconnaissants parce que vous avez accepté d’assister aux séances d’un gouvernement pour la formation duquel vous avez bloqué le pays durant un an. Un gouvernement que vous boycottez pour empêcher la justice d’être rendue sur le crime du siècle, au moment où le Libanais est incapable de payer la moindre facture, qu’il se trouve sans emploi, sans courant électrique, sans chauffage et sans pain. L’heure de la reddition de comptes approche inéluctablement”, a ainsi écrit le chef du parti Kataëb, le député démissionnaire Samy Gemayel, sur son compte Twitter.


“La suspension de la participation aux séances du Conseil des ministres est un droit démocratique. Le boycott des séances pour l’élection du président de la République durant deux ans et demi est aussi un droit démocratique. Le torpillage du quorum des séances du Parlement est un droit démocratique. Oui, en théorie. Pratiquement, ça donne une démocratie sans démocrates”, a écrit de son côté l’ancien président de la République, Michel Sleiman.

“Pour sauver ce qui reste du mandat Aoun, il en faudra beaucoup plus que la relance du cabinet Mikati. Il faut lever l’occupation iranienne qui gouverne les intérêts des Libanais”, a noté pour sa part l’ancien député Farès Souhaid.

Le député Ziad Hawatt (Forces libanaises) a estimé que "le mot d'ordre était venu de Téhéran pour affranchir les réunions du Conseil des ministres" et qu'il s'agissait "des répercussions des négociations à l'étranger". "Le pays est l'otage de l'étranger, grâce au binôme du blocage et au tandem de Mar Mikhaël, mais les législative approchent et l'heure du jugement a sonné", a ajouté M. Hawatt.

"Ils ont mis une ligne rouge à la démission du ministre Cordahi, mais ce dernier a chuté. Ils ont bloqué le cabinet pour provoquer la chute du juge Bitar et se sont rétractés. Les voilà maintenant qui se débattent dans l'illusion qu'un grand compromis international va consacrer leur hégémonie. En réalité, leur projet iranien n'a pas de place au Liban ou dans la région, et son destin est l'échec et la chute devant peuples libres ", a affirmé l'ancien ministre Achraf Rifi.

"La grâce divine est advenue et nous donne un rayon d'espoir, et peut-être de l'électricité et un début de réformes", a lancé le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt.

“Mieux vaut tard que jamais, mais le coût a été exorbitant”, a écrit quant à lui Charles Arbid, président du Conseil économique et social.

Quels motifs derrière la décision ?


S’il est vrai que le communiqué du Hezbollah et d’Amal évoque spécifiquement la volonté de remédier à la question du budget et de la relance économique, plusieurs motifs expliquent néanmoins la décision du duopole chiite de revenir à de meilleurs sentiments vis-à-vis du cabinet Mikati après trois mois de blocage du Conseil des ministres.

Il faut voir d’abord dans cette démarche une réponse à l’entretien accordé samedi par le chef du Courant patriotique libre, le député Gebran Bassil, au quotidien al-Joumhouriya, dans lequel ce dernier fait assumer la responsabilité du blocage du gouvernement et du Parlement au tandem chiite, qu’il accuse d’empêcher toute demande de comptes au cabinet. Dans son entretien, M. Bassil fait également peser une menace sur l’accord de Mar Mikhaël, en précisant que la relation avec le Hezbollah est actuellement “moins qu’une entente, mais pas un divorce”. Le Hezbollah ne souhaiterait pas que le président de la République lui fasse assumer la responsabilité de l’effondrement économique du pays, d’autant que ce dernier se fait désormais ressentir durement dans les milieux de la communauté chiite acquis au duopole, comme le montrent des incidents de plus en plus courants au Liban-Sud et à Baalbeck qui ne sont pas tous rapportés par les médias.

Le Premier ministre Nagib Mikati et les milieux du gouvernement n’épargnent pas non plus le Hezbollah, non seulement en raison de la crise économique et financière, mais aussi du fait des tensions avec les pays du Golfe. Le blocage du gouvernement et le boycott des ministres chiites contribue ainsi à creuser un fossé entre le Liban officiel et le Hezbollah à ce niveau, ce qui n’est pas sans ôter de sa couverture légale au parti chiite, à un moment où, dans le collimateur régional et international, il estime en avoir le plus besoin. La même logique est valable face à la montée en puissance du discours souverainiste sur le plan local selon les sondages, qui a culminé avec la formation lundi du Conseil national pour la levée de l’occupation iranienne. Avec le retour au premier plan de la réthorique sur la souveraineté comme composante essentielle de la crise, le Hezbollah se retrouve de facto au premier rang des accusés.

Le parti chiite souhaite aussi resserrer les rangs entre ses alliés à la veille des législatives pour présenter un front commun, mais il craint que le fossé ne se creuse au contraire davantage entre Nabih Berry et Michel Aoun, ce qui le fragiliserait encore plus.

Les prises de positions récentes des ambassadrices des États-Unis et de France auraient également contribué à modifier la position du tandem chiite. Dorothy Shea aurait ainsi transmis à Michel Aoun et Nabih Berry un message de l’administration Biden relatif à la nécessité de redynamiser les institutions constitutionnelles pour assurer le succès des négociations avec le Fonds monétaire internationale. Anne Grillo aurait pour sa part transmis un message du président français Emmanuel Macron aux responsables de mettre fin au blocage sous peine de subir de lourdes conséquences. Il serait question, de sources américaines, d’une coordination entre Washington et l’Union européenne pour imposer des sanctions face à ceux qui empêchent les institutions étatiques de fonctionner.

Mais les considérations locales à elles seules ne sauraient expliquer la décision du Hezbollah. Les négociations sur le dossier du nucléaire à Vienne avancent vers la conclusion d’un accord entre Téhéran et la communauté internationale, ce qui pourrait signifier que l’Iran sera cette fois contraint d’abandonner son expansionnisme dans la région, contrairement à 2015. Les revers se multiplient par ailleurs dans la région pour le parti chiite: le pari sur la chute de Ma’reb au Yémen est tombé à l’eau, l’influence iranienne en Irak se réduit, et les relations avec le régime syrien et Moscou ne sont pas favorable à la présence des Pasdaran en Syrie. Sans compter l’annonce du dégel dans les relations entre Riyad et Téhéran. Autant de signes que le Hezbollah se trouve sur “une pente déclinante”. Son communiqué empreint de justification est, dans ce sens, un aveu de faiblesse, même si ses sources ont affirmé samedi soir qu’ils faisaient “cadeau de cette position au président Aoun” avant la prochaine allocution du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.

Il reste à savoir quelles seront les limites de la coopération du Hezbollah à la bonne marche de l’Exécutif dans les jours qui viennent, à la lumière de son attitude vis-à-vis du juge Tarek Bitar, à l’heure où, de sources concordantes, aucun compromis n’aurait été effectué pour déloger ce dernier, comme le souhaite le duopole chiite. Tarek Bitar sera-t-il le bouc-émissaire d’un retour du Hezbollah à l’État ? De même, quel sera son attitude au sujet des négociations avec le FMI, mais aussi du panier de nominations que Gebran Bassil souhaite pour contrôler les secteurs vitaux de l’État avant l’échéance législative et présidentielle. Quelles sont les limites du duel à fleurets mouchetés que se livrent les deux tandems alliés, Aoun-Bassil et Hezbollah-Amal ?

Beaucoup de questions en perspective, qui diront, dans les prochains jours, si et dans quelle mesure le déclin est effectivement amorcé ou non pour le Hezbollah.

 

 
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