La langue joue un rôle central dans la construction des paradigmes sociaux. Elle détermine la cognition individuelle et collective. En remplaçant la langue d’une communauté, nous pouvons transformer sa façon de comprendre le monde et la perception qu’elle se fait d’elle-même. Nous pouvons la convaincre d’appartenir à une société différente et lui faire adopter des causes étrangères, jusqu’à provoquer sa ruine.
Une culture donnée ne peut mieux s’exprimer que dans sa propre langue, dont le lexique a été façonné pour elle et moulé sur ses croyances. Car, dans culture, nous retrouvons étymologiquement le mot culte autour duquel elle se construit en élaborant ses propres moyens d’expression que sont la langue, l’écriture, la musique, l’art et l’architecture. «La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion», disait André Malraux. La langue n’est donc nullement un simple moyen de communication, mais une matrice qui transmet les paradigmes socioculturels dont elle est issue.
La vision du monde
Dès les XIXᵉ et XXᵉ siècles, grâce à diverses études, la langue est considérée comme une lecture particulière du monde et de soi-même. L’hypothèse de la relativité linguistique Sapir-Whorf avance que la structure d’une langue affecte la cognition de ses locuteurs et leur relation au monde. Ludwig Josef Johann Wittgenstein exprime encore ce concept lorsqu’il écrit: «Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde.» La langue élabore dans la réciprocité la vision du monde et la manière de l’exprimer. Cette complémentarité sociolinguistique s’installe entre l’idée et son expression, soit entre le signifié et le signifiant.
À cet égard, en 1820, Wilhelm von Humboldt déclare que «la diversité des langues n’est pas une diversité de sons et de signes, mais une diversité de visions du monde». En remplaçant la langue d’une communauté, nous pouvons transformer sa façon de comprendre le monde et la perception qu’elle se fait d’elle-même. Nous pouvons la convaincre d’appartenir à une société différente et lui faire adopter des causes étrangères, jusqu’à provoquer sa ruine. La langue apparaît, dès lors, comme garante de l’identité et de l’existence.
Les branches de la linguistique. ©Wikipédia
La langue et la culture
Aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, des philosophes allemands développent le concept de culture liée à l’identité, notamment Friedrich Hegel, Martin Heidegger, Carl Schmitt, et une version française avec Jules Michelet et Ernest Renan. La littérature française contribue alors à la diffusion de cette pensée au-delà de l’Europe pour atteindre les provinces ottomanes d’Arménie et du Liban. En engendrant le concept d’État-nation, cette approche, intégrée par le mouvement jeune-turc s’est traduite par les génocides des chrétiens de l’Empire ottoman. Mais elle avait également fait son chemin dans les milieux francophones, notamment arméniens et maronites. Il est donc important de considérer cette philosophie développée par le mouvement romantique allemand.
C’est un Suédois, Emanuel Swedenborg, qui a inspiré les philosophes du romantisme allemand. En 1771, il écrivait: «L’Allemagne est divisée en plus de gouvernements que les royaumes voisins [...]. Cependant, un génie commun prévaut partout parmi les personnes parlant la même langue.» Cette description soulève la relation entre la langue et l’identité. Même lorsqu’une communauté n’est pas unie politiquement, sa langue constitue l’ingrédient qui la soude. Il convient donc d’explorer la relation entre l’identité et la langue qui en est le support central. Cette approche a été d’abord l’œuvre, en Allemagne, de Johann Gottfried von Herder.
La culture nationale
Alors que ce dernier s’intéressait au rôle de la langue dans la construction de l’identité culturelle, Johann Gottlieb Fichte poussera plus loin cette logique en l’associant au concept de nation. Il fait de la langue la composante centrale dans la spécificité culturelle. Il définit l’idée d’État-nation fondé sur la culture et exprimé par la langue. Son renouveau spirituel en prusse visait initialement à s’opposer à l’hégémonie napoléonienne. Par conséquent, ce qu’il appelle le Volkstum (ou culture nationale) avait débuté comme un moyen de résistance face à la suprématie française et pourrait être considéré, de nos jours, comme l’une des armes les plus efficaces face aux menaces existentielles. C’est sur la base de ce principe que Karol Wojtyla, futur pape Jean-Paul II, avait œuvré pour l’usage de la langue polonaise dans le théâtre.
Fichte avait exprimé l’unité de la langue et de la nation en 1806, dans sa missive à la nation allemande: «Les liens premiers et vrais des États sont leurs liens internes. Ceux qui parlent le même langage sont liés par une multitude d’attaches […]. Ce n’est pas parce que les hommes habitent certaines montagnes et rivières qu’ils forment un peuple, mais au contraire, les hommes habitent ensemble parce qu’ils étaient déjà un peuple par une loi de la nature qui est bien supérieure.» Il existe d’autres montagnes et rivières au Levant, en Arabie et en Afrique du Nord, cela n’avait pas créé de spécificité ou d’autonomie comme au Liban. Ici, il y a plus qu’une montagne, il y a une culture religieuse distincte mettant l’accent sur une identité attestée.
Les langues du bassin méditerranéen au IIᵉ siècle. ©Jacques Leclerc
La langue nationale
La transformation d’une langue à travers les siècles ne signifie pas sa disparition. Le syriaque n’a jamais entièrement quitté le dialecte libanais. De plus, son enseignement dans les écoles du Mont-Liban jusqu’en 1943, et sporadiquement jusque dans les années 1960, a permis d’établir dans la durée la conscience d’une appartenance culturelle. Mais ce qui a consolidé cette conscience, selon le philosophe Charles Malek, c’est la perpétuation de la langue dans la liturgie maronite. Il préconise alors le syriaque comme noyau, comme point de départ, pour cimenter la culture nationale. Il va jusqu’à lui attribuer une responsabilité existentielle puisque cette langue confère au Liban sa raison d’être, dit-il, comme troisième assise stabilisatrice auprès des deux autres composantes hébraïque et arabe.
Dans la construction nationale, cette langue s’est accompagnée d’un art, d’une musique, d’une architecture, d’une littérature, d’une histoire et d’une vision du monde. C’est sur cela que Charles Malek entendait bâtir l’esprit de la résistance au début des années 1980. Car c’est cette démarche, d’abord linguistique, qui a été adoptée par les autres expériences nationales, notamment durant le déclin de l’empire ottoman à la fin du XIXᵉ siècle. Sentant le desserrement du joug turc, les nationalités opprimées ont entamé leur processus d’éveil et de redressement. La première étape consistait à revivifier leurs langues moribondes, laissant apparaître les formes modernes du grec, de l’hébreu, de l’arménien, du serbe et même du syriaque avec Naoum Fayek en Haute Mésopotamie.
Mais l’arabisme faisait son chemin parmi les intellectuels chrétiens du Levant dont la plupart œuvraient pour la renaissance arabe, la Nahda, délaissant leur langue et conséquemment, leur histoire. Les splendeurs qu’ils ont offertes à la Nahda ont été comparées par Bat Ye’or au «dernier chant du cygne», car ils ont omis de réalimenter leur propre héritage.
Les langues empruntées
Si certaines populations ont ressuscité leurs langues anciennes, d’autres ont opté pour des procédés différents. Chypre s’est choisi le grec pour exprimer son identité, alors que Malte fixait dans l’écriture son dialecte sémitique arabisé enrichi, comme le libanais, de termes italiens, français et anglais. Chypriotes et Maltais avaient compris que c’est l’identité culturelle qui confère à l’entité politique l’immunité sans laquelle elle n’a pas de chances de survie. La première chose qu’a faite le Timor oriental dès son accession à l’indépendance en 2002 avait été d’adopter le portugais comme langue nationale, affermissant son indépendance politique par rapport à l’Indonésie, mais arborant aussi sa culture catholique.
Car contrairement aux préjugés répandus au Liban par certains intellectuels chrétiens, la langue est résolument une composante de l’identité. Ainsi, l’anglais est une identité pour un Américain, indépendamment de ses origines, et il est porteur d’un substrat chrétien protestant anglo-saxon. De même, le portugais est une identité et une culture catholique latine pour un Brésilien. Celui-ci, avec ses voisins hispanophones, se définit lui-même comme appartenant à une Amérique latine. Par conséquent, une langue peut être adoptée tant qu’elle traduit la culture, la foi, l’histoire et l’identité d’un peuple.
Protéger sa langue est bien plus important que défendre ses frontières. Car ces dernières, loin d’être immuables, ont été dessinées pour servir l’homme et protéger sa culture, et non l’inverse. On ne peut sacrifier une population pour préserver des frontières idolâtrées devenues létales. On n’abandonne pas sa langue et son histoire pour préserver des frontières idéologiques. Car «quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, disait Rémy de Gourmont, il est mûr pour l’esclavage».
Qu’est-ce qui pourrait mieux expliquer la mort du Liban que cette analyse de Milan Hubl repris par Milan Kundera: «Pour liquider les peuples, on commence par leur enlever leur mémoire. On détruit leurs livres, leur culture, leur histoire. Puis quelqu’un d’autre écrit d’autres livres, leur donne une autre culture, leur invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est, et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite.»
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