Écoles privées: le Liban a-t-il perdu son excellence?
Également frappés par les différentes crises que traverse le pays, certains établissements scolaires sont contraints d’augmenter les frais d’écolage, voire de demander des paiements en devises. De leur côté, les enseignants, malgré un attachement à leur vocation, demandent de pouvoir vivre dignement, tandis que les parents se retrouvent, comme d’habitude, à devoir mettre la main à la poche pour scolariser leurs enfants dans un contexte d’instabilité financière pour tous.

"Parce que certains enseignants ne reprendront pas les cours, nous demandons aux parents qui le peuvent de venir nous aider à surveiller les élèves dans les classes."
C’est la seule solution que le collège Notre-Dame du Mont-Carmel, à Fanar, a pu trouver pour pallier, en désespoir de cause, à l’absence des enseignants qui refusent de retourner travailler si leurs droits ne leur sont pas accordés. L’établissement n’est ni le premier ni le dernier à faire face à une situation pareille. La crise économique, aggravée par un Exécutif défaillant et l’absence de services de base comme l’électricité, a fortement affecté le secteur éducatif, privé comme public, au Liban.

Alors que l’éducation publique tombe en lambeaux depuis des années, le problème principal du secteur privé reste sa capacité à rentrer dans ses frais. Les dépenses des établissements scolaires ne se limitent évidemment pas aux salaires des enseignants: au niveau du capital humain, hormis les enseignants qui constituent la très grande majorité des employés, les écoles ne peuvent fonctionner sans le personnel administratif, les cuisiniers à la cantine, les chauffeurs d’autocars, les agents de nettoyage et autres. Dans leurs budgets, elles doivent également compter tous les coûts de la logistique nécessaire au bon déroulement des cours, ainsi que l’entretien des locaux qui peut être onéreux considérant la vétusté et/ou l’ancienneté des bâtiments de la plupart des établissements scolaires du Liban.

Trois piliers

Depuis la crise des carburants de l’été dernier et l’effondrement du secteur de l’électricité publique, les établissements scolaires, tout comme les ménages, ne peuvent plus compter que sur les générateurs privés qui ne fonctionnent que par un paiement soit en dollars frais soit en livres libanaises au taux du marché parallèle.

Pour pouvoir couvrir ces dépenses et permettre aux élèves d’obtenir leurs premiers diplômes, les écoles privées reposent financièrement sur trois piliers principaux: les frais de scolarités qui restent leur principale source de recettes, des aides ou des crédits assurés par un réseau scolaire – la Mission laïque française, par exemple – ou une congrégation religieuse auxquels elles pourraient appartenir et enfin, les donations de la part de groupes d’anciens élèves qui soutiennent les institutions dans lesquelles ils ont grandi (le Collège Notre-Dame de Jamhour ou le Collège Saint-Joseph de Antoura en sont de parfaits exemples), de fondations à but caritatif qui financent généralement des bourses scolaires ou du matériel, d’États tiers (comme la France en juillet 2020, lorsque Paris avait mis en place un plan d’urgence) ou de personnalités qui souhaitent se bâtir une réputation de mécène ou se constituer une clientèle. Dans ce tableau, il n’y a que les frais de scolarités qui représentent une rentrée d’argent fixe, et donc prévisible.

Là réside l’essentiel du problème: comment équilibrer un budget en livres libanaises sur une année complète alors que l’inflation est incontrôlable et que la valeur de la monnaie nationale oscille sans jamais se stabiliser avec une tendance essentiellement descendante? Comment se donner les moyens de préserver un enseignement de qualité sans que l’éducation ne devienne un privilège?

"Une seule alternative"

Contacté par Ici Beyrouth, le directeur d’un établissement reconnu du Kesrouan confie que "les budgets établis par les écoles sont aujourd’hui irréalistes et largement déficitaires". Le responsable explique aussi que les administrations scolaires "sont seules face à une seule alternative": soit "faire porter le poids de la crise à tout le monde, c’est-à-dire aux parents, aux employés et à l’établissement en gardant les mêmes frais de scolarité et salaires, en les augmentant légèrement – ce qui risque de se répercuter sur la qualité de l’enseignement avec le départ des instituteurs en raison de meilleurs offres salariales au Liban ou à l’étranger, ou en changeant complètement de carrière – soit privilégier la qualité de l’enseignement, en envisageant des investissements au niveau logistique et salarial", explique-t-il. Ces investissements se répercuteront immanquablement sur les comptes de l’établissement et entraîneraient une hausse des coûts qui devrait à son tour être comblée soit par une hausse des frais d’écolage soit par une rentrée d’argent extérieure en forme de dons.

De plus, la perte de confiance dans la livre libanaise et la dollarisation encore plus poussée de l’économie locale avec la disparition presque officielle de l’indexation monétaire, pousse les employés, surtout les enseignants, à demander des salaires en dollars avant de renouveler leurs contrats pour pouvoir subvenir à leurs besoins et/ou garder un certain niveau de vie.


Dilemme cornélien

Les établissements scolaires privés sont donc face à un dilemme cornélien. Soit ils ne changent rien comme c’est le cas de plusieurs établissements qui ont de plus en plus de mal à concilier les besoins de leurs employés et ceux de leurs élèves. Soit ils augmentent les frais d’écolage en livres libanaises au risque que certains parents ne se voient contraints de retirer leurs enfants de leur école par manque de moyens, sachant que cette hausse ne couvre pas nécessairement les frais d’une majoration des salaires, ou du moins d’une majoration qui correspond au coût de la vie actuellement. Soit enfin, ils augmentent les frais de scolarité en livres libanaises tout en demandant un apport en dollars « frais » qui permettrait de rémunérer décemment, en partie, le personnel.

Si certains établissements ont pris leurs décisions dès la fin de l’année scolaire 2020-2021 ou en septembre dernier, certains ont fait de mauvais calculs et se sont retrouvés obligés au milieu de l’année scolaire d’imposer des paiements supplémentaires aux parents d’élèves. C’est le cas notamment du Collège international des Antonins, à Mar Roukoz, qui a exigé une augmentation de 550.000 livres sur une durée de neuf mois, ou du Collège Jesus and Mary à Raboué qui réclame une somme mensuelle d’une valeur de 40 dollars "frais" par élève inscrit. La direction des Antonins a dû faire appel aux forces de l’ordre mardi pour disperser les parents en colère qui manifestaient devant le portail.

Un problème ancien

La crise de l’enseignement privé n’est pas récente et n’est pas uniquement due à la crise économique qui frappe le Liban depuis 2019. Entre 2012 et 2017, les enseignants se sont battus pour obtenir une nouvelle grille de salaire, votée finalement par le Parlement en juillet 2017. Or de nombreux établissements scolaires n’ont jamais appliqué la loi et ont refusé d’octroyer leurs droits aux enseignants. D’autres ont répercuté ces augmentations sur les frais de scolarité provoquant la colère des parents d’élèves dont certains ont eu recours aux tribunaux.

De nombreux parents s’interrogent ainsi sur le point de savoir où sont passées les différentes augmentations de frais de scolarité imposées auparavant par les établissements pour financer les salaires des instituteurs et comment est dépensé l’argent des donations provenant de particuliers, comme les anciens élèves ou d’institutions comme les réseaux scolaires. Les parents, ainsi que les employés, sont aussi en droit de se demander comment les investissements, immobiliers (acquisitions de terrains, construction de bâtiments) ou mobiliers (achats d’ordinateurs, tablettes, tableaux intelligents…) sont étudiés et décidés par les administrations. "Avant même que la grille des salaires ne soit votée en juillet 2017, les établissements scolaires avaient relevé les frais de scolarité pour financer la majoration des salaires des enseignants", confie à Ici Beyrouth une mère d’élève d’un établissement catholique des alentours de Beyrouth. "Ils les ont de nouveau relevés en septembre 2017, sous prétexte que leurs caisses étaient vides. Sur quoi nos paiements ont été dépensés?", s’exclame-t-elle en critiquant un manque de transparence de la part de certaines écoles.

"Changer de carrière"

L’Éducation privée au Liban va de mal en pis au fur et à mesure que la crise s’aggrave. Non seulement le secteur est affecté comme tous les autres secteurs économiques par la fuite des cerveaux et donc une perte de qualité, mais il doit être repensé pour conserver une certaine qualité qui fait sa réputation à l'international. Le corps professoral, qui était déjà en difficulté avant 2019, se vide de ses meilleurs éléments qui émigrent ou quittent cette vocation parce qu’elle ne leur permet plus de vivre convenablement. Les élèves sont donc formés et éduqués par un personnel moins professionnel, moins expérimenté et moins qualifié. Évidemment de bons profs sont toujours présents et continuent d’assumer leur mission avec le même dévouement, mais même le meilleur instructeur, dédié à sa vocation et à ses élèves, ne peut être complètement efficace s’il ne vit pas dignement et s’il n’est pas soutenu par son administration pour faire face aux conséquences de la crise que traverse le pays, s’accordent à dire plusieurs enseignants.

"Avant la crise de 2019, je prenais du plaisir à enseigner, même si l’environnement de travail pouvait être difficile. Je ne me posais aucune question sur mon avenir professionnel," explique à Ici Beyrouth un enseignant du secondaire d’un lycée laïc. "Mais aujourd’hui, je pense changer de carrière. Mon salaire ne vaut plus rien, les parents n’ont plus de quoi payer des cours particuliers et l’ambiance de travail est de plus en plus stressante", se plaint-il.

Le modèle économique des établissements doit également être réétudié et comme toutes entreprises privées, des choix économiques doivent être pris. Les responsables de ces institutions, ainsi que les responsables politiques, doivent surtout tenir compte du fait que le but principal d’un établissement scolaire n’est pas seulement de monter une affaire rentable. Il faut des institutions viables à long terme qui se baseraient sur des projets éducatifs modernisés soutenus par des budgets transparents qui permettraient d’une part d’attirer des investissements institutionnels ou de particuliers, et qui d’autre part donneraient aux parents une idée claire sur la rentabilité des frais investis pour leurs enfants. L’objectif est de permettre aux jeunes d’être prêts pour vivre, ou du moins survivre dans ce pays.

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