La guerre juste, une fausse bonne idée
Alors que les marchands de la mort poussent le monde de plus en plus vers une ambiance apocalyptique, le Hezbollah insiste à apporter sa pierre à l’édifice de la catastrophe. Évitons de nous laisser emporter par des slogans émotionnels et souvenons-nous des mots lucides du philosophe américain Michael Walzer: «D’abord, l’oppression est transformée en excuse pour le terrorisme, et ensuite le terrorisme est transformé en excuse pour l’oppression.» Il serait donc opportun de rappeler quelques principes concernant la guerre, défendus fervemment par de grands penseurs à travers les siècles.
Une longue histoire
Nombre de penseurs occidentaux ont cherché à évaluer la justice (ou l’injustice) de guerres particulières. Bien que saint Augustin soit considéré comme étant le père de cette tradition, Cicéron est perçu comme en étant le précurseur. Ce dernier constitue le maillon principal entre la pensée grecque et les Pères latins, et il est abondamment cité au Moyen Âge. Dans son œuvre De officiis (44 av. J.-C.), il affirme qu’il y a un droit de la guerre et que la foi doit être observée même devant un ennemi.
Le concept a été raffiné au Moyen Âge, principalement par des penseurs chrétiens. Saint Augustin, philosophe d’une lucidité admirable, postule dans La Cité de Dieu (426) que la paix éternelle ne pouvait pas régir ce monde déchu, et qu’il faut accepter la guerre comme étant un élément dont on ne pourra jamais se débarrasser. Mais toutes les guerres ne sont pas égales: Augustin ne préconise surtout pas la guerre de tous contre tous, ou bien l’envoi de soldats pour mourir afin de conquérir d’autres territoires. Certaines guerres sont légitimes, et selon Augustin et les autres penseurs de la guerre juste, pour qu'une guerre soit jugée comme étant juste, il faut que certaines conditions soient satisfaites.
Après Augustin, le penseur le plus influent dans la tradition de la guerre juste n’est autre que saint Thomas d’Aquin. Influencé par l’auteur de la Cité de Dieu, saint Thomas d’Aquin affirme dans la Summa theologica, son chef-d'œuvre publié en 1485 (deux siècles après sa mort) que la guerre n’est pas toujours un péché, pourvu qu’elle réponde à certains critères, divisés en deux groupes: les conditions qu’il faut satisfaire pour justifier l’entrée en guerre («jus ad bellum»), et les règles régissant la conduite durant la guerre («jus in bello»). Voyons de quoi il s’agit.
Qu’est-ce donc qu’une guerre juste?

L’éminent théologien catholique suisse Charles Journet indique que les critères de la guerre juste sont tellement strictes que si on les appliquait sérieusement, on pourrait compter le nombre de guerres justes de l’Histoire sur les doigts d’une main. D’abord, il faut que la décision émane d’une autorité légitime. Deuxièmement, il faut que la guerre soit une réponse à une agression. Troisièmement, les intentions derrière la guerre doivent être bonnes. Quatrièmement, la guerre doit être une mesure de dernier ressort, c’est-à-dire qu’elle doit être initiée uniquement quand toutes les autres options pacifiques ont échoué. Cinquièmement, il doit y avoir une probabilité raisonnable de succès.
Et ce n’est pas fini: après tout, les règles de bonne conduite doivent être définies. Cela veut dire qu’il faut éviter à tout prix, lorsque c’est possible, de blesser les non-combattants, maintenir la proportionnalité de la violence et éviter les excès, et s'abstenir de torturer les prisonniers de guerre.
Une ironie tragique
Toutes ces idées sont impressionnantes, surtout quand on se rend compte qu’elles ont été développées au Moyen Âge. Mais est-ce qu'elles permettent d'éviter les guerres? D’après la philosophe Laurie Calhoun, chercheuse à l’Independent Institute et auteure de plusieurs livres et articles académiques, c’est plutôt l’inverse. La théorie de la guerre juste est, la plupart du temps, utilisée pour justifier le fait d’aller en guerre et non pas pour éviter le combat. On peut même dire que c’est la meilleure chose qui puisse tomber entre les mains des dirigeants belliqueux puisque ça leur donne le blanc-seing pour lancer des guerres, ainsi que les moyens philosophiques de justifier leurs agressions. Qui plus est, des personnages tels qu’Adolf Hitler, Saddam Hussein, George W. Bush ou Oussama ben Laden utilisaient implicitement la théorie de la guerre juste afin de rationaliser leurs actes monstrueux; après tout, les soldats ne vont pas risquer leur vie pour rien, il va falloir les cajoler avec de belles paroles et des idéaux romancés. Pourquoi ne pas reconnaître que la théorie de la guerre juste n’est qu’un gadget rhétorique utile pour les chefs de guerre?
De plus, il est impossible de connaître les intentions des dirigeants et de déterminer si elles sont bonnes. François de la Rochefoucauld avait raison lorsqu’il écrivit que «la clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection du peuple». Hélas, la route vers l’enfer est pavée de bonnes intentions. Et peut-on sérieusement demander aux belligérants de distinguer entre combattants et non-combattants quand les bombes ont remplacé les épées et les lances d’antan?
«Ce n’est pas par la guerre et la victoire, mais uniquement par le travail qu’une nation peut créer les conditions nécessaires au bien-être de ses membres», écrit Ludwig von Mises, grand économiste libéral de l’école autrichienne. La guerre est coûteuse pour les peuples conquis tout comme pour les conquérants. En fin de compte, la maxime du général prussien Carl von Clausewitz est incontournable: «La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens.» Et qu’est-ce que le début de la paix, sinon la limitation de la guerre?
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