«De noires, de blanches, se volatilisent, s’infusent les émotions... Et de musique, la brûlure du sensible!». C’est par ces mots incantatoires qu’Alain Tasso, le poète des brumes, a porté la musique à son acmé. En révélant la Vérité dans toute sa splendeur, cet art ne serait-il finalement pas le remède de cette humanité meurtrie?
Et le glas retentit de nouveau. Comme un funeste prélude à la destinée incertaine de l’humanité. Des blessures béantes déchirent le tissu social et des plaies profondes exsudent la douleur d’une civilisation qui s’effrite, érodée par les tempêtes de la haine et de l’intolérance. Les pages de l’histoire, maculées du sang des innocents, dévoilent un récit macabre de guerres sans fin, de massacres sans pitié et de génocides sans merci. Le monde est ainsi devenu un cimetière sans sépultures, où l’écho des cris déchirants semble susurrer, à quiconque ose y pénétrer, les mots inscrits sur la porte de l’enfer dantesque: «Vous qui entrez, laissez toute espérance.» Au nom d’un dieu vindicatif, les lames s’aiguisent, les armées se lèvent et les cieux deviennent le témoin silencieux de l’hubris humaine. Une piété dévoyée et une foi pervertie deviennent les catalyseurs de bains de sang tragiques. Mêmes des écrits dits sacrés se muent en des manuels de cruauté, utilisés pour justifier l’injustifiable. La civilisation, jadis l’apothéose de la pensée et de la créativité humaines, se retrouve aujourd’hui en proie à une décadence rampante.
Feu de la connaissance
Ce tableau de l’apocalypse moderne évoque la sombre fresque de Saturne dévorant ses propres enfants, une œuvre morbide de Francisco de Goya, prophète involontaire de la déchéance de cette époque. Il est ironique de constater que, dans cette ère de prétendus progrès et d’évolution, l’humanité demeure enchaînée à ses instincts les plus primitifs. Les ténèbres de la cupidité, de la haine et de la soif de pouvoir ont obscurci la voie vers la lumière de la civilisation. C’est une tragédie contemporaine où le feu de la connaissance, autrefois dérobé par Prométhée à Héphaïstos et Athéna pour en faire don aux Hommes, est éclipsé par les ombres grandissantes de l’ignorance et de l’intolérance. Les tourments du champ de bataille, que devient la vie, arrachent à l’âme ses nuances subtiles, laissant derrière elles une monotonie glaciale. Les splendeurs du monde se dissipent dans la brume de la violence. Les champs de fleurs sont foulés aux pieds, les mélodies des oiseaux étouffées par le rugissement des canons, et les regards, jadis empreints d’innocence et de curiosité, ternis par la cruauté d’une réalité innommable. Le vent, portant autrefois les senteurs enivrantes de la nature, est aujourd’hui chargé de l’odeur âcre de la mort.
Brûlure du sensible
La guerre obscurcit le regard de l’Homme, l’empêchant de contempler la magnificence qui persiste encore dans les recoins préservés de la vie. Celui-là se voit alors dépouillé de son essence émotionnelle, réduit à une existence fade et insensible. La musique, telle une brise réconfortante, pénètre les crevasses de l’âme meurtrie, ravivant la flamme de la sensibilité humaine. Cette vérité est sublimée par les vers éloquents du poète Alain Tasso: «De noires, de blanches, se volatilisent, s’infusent les émotions... Et de musique, la brûlure du sensible!». La musique sérieuse offre, en effet, une catharsis, permettant à l’auditeur de libérer ses émotions et de faire face à ses tourments intérieurs. Elle devient un refuge, une source de consolation et d’inspiration, redonnant à l’Homme la capacité de ressentir, de s’épanouir et ainsi de guérir. Elle rétablit l’affinité vitale entre le Beau et le sensible d’une part, et l’âme humaine d’autre part, perpétuant, de ce fait, son rôle essentiel dans l’expérience de la Vérité. Elle la dévoile dans toute sa splendeur en mettant à nu l’humanité, à laquelle elle retire le voile illusoire des vérités notoires.
Catharsis musicale
Dans cette quête cathartique, la musique devient le fil d’Ariane, guidant l’humanité égarée vers une renaissance salvatrice. C’est au cœur de l’époque romantique que ce périple trouve son apothéose. Les élans passionnés, les harmonies poignantes et les sentiments exacerbés de cette ère musicale convient tout auditeur attentif à un pèlerinage intérieur. Les compositeurs du dix-neuvième siècle puiseront justement leur génie dans cette palette élargie d’émotions, allant au-delà des tonalités sereines de l’époque classique de Joseph Haydn (1732-1809) et de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) pour explorer les nuances du chagrin, de l’extase, de la passion, de la tempête et de la mélancolie. Ludwig van Beethoven (1770-1827), ce «sourd qui entendait l’infini», pour reprendre les mots de Victor Hugo, a posé la première pierre de cette époque romantique. À travers son audace créative, il a inauguré une nouvelle ère où l’expression individuelle et l’intensité émotionnelle ont redéfini la musique classique, laissant un héritage qui n’a cessé d’inspirer des générations de compositeurs dont Franz Schubert (1797-1828), Robert Schumann (1810–1856), Franz Liszt (1811-1886), Johannes Brahms (1833-1897) et Gustav Mahler (1860-1911).
Poète de la musique
Parmi les géants romantiques, Fréderic Chopin (1810-1849) s’élève telle une étoile solitaire jusqu’aux sommets les plus éthérés de l’expression musicale. Il se profile ainsi, par excellence, comme l’Ariel du piano, ce maître incontesté du jeu de l’âme. Il incarne l’exilé déchiré par les souvenirs de sa patrie meurtrie, le chantre d’une Pologne opprimée à travers ses Polonaises. Les Mazurkas, quant à elles, se révèlent être «le carnet de voyage de son âme à travers les territoires sociopolitiques d’un monde de rêve sarmate», selon les mots de Wilhelm von Lenz, écrivain et ami du compositeur. Poète de la musique romantique, ses Ballades exhalent une mélancolie sombre, parfois même douloureuse, teintée d’une intensité poignante, tandis que ses Scherzos, empreints d’un caractère fiévreux et viril et d’une énergie exubérante, révèlent une imagination résolument romantique, apte à des métamorphoses audacieuses, parées toutefois d’une beauté majestueuse. Ses Études, manifestement révolutionnaires, exhibent une puissance et une virtuosité sans ostentation ou surenchères, renfermant, selon les propos de Berlioz, des «combinaisons harmoniques d’une étonnante profondeur».
De ses Valses, séduisantes, précieuses et raffinées, émane un charme mélancolique qui distingue nettement le compositeur polonais de Johann Strauss II (1825-1899), Franz Schubert (1797-1828) et Johannes Brahms (1833-1897). Traversés par des éclats d’exaltation et d’héroïsme, ses Nocturnes, d’un grand lyrisme, relèvent du pur rêve, évoquant des improvisations célestes sous la voûte étoilée. Ses Préludes cultivent un laconisme exemplaire, l’art de dire moins pour suggérer davantage, où, selon Schumann, «on le reconnaît jusque dans ses silences». Les harmonies intimes de ses deux concerti infusent une poésie brûlante dans chaque note qui s’élève et chaque larme qui s’écoule. Toutes les émotions trouvent leur expression dans la musique de Fréderic Chopin, ses chefs-d’œuvre dépassant toute contingence ethnologique et sociologique en raison de leur universalité. C’est finalement Heinrich Heine, célèbre critique allemand du dix-neuvième siècle, qui saura encapsuler le génie du compositeur romantique d’une manière inégalée, dans une chronique publiée en 1837: «Il n’est ni Polonais, ni Français, ni Allemand; il trahit une origine bien plus haute, il descend du pays de Mozart, de Raphaël, de Goethe: sa vraie patrie est le royaume enchanté de la poésie.»
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