«Alors que l'Histoire seule peut déterminer l'importance historique d'un évènement, on peut dire sans risque de se tromper que la Déclaration qui nous est présentée est peut-être destinée à occuper une place honorable dans le cortège des jalons positifs de l'Histoire de l'humanité.» Charles Habib Malek
Il y a 75 ans, jour pour jour, le 10 décembre 1948, la 183ᵉ session de l’Assemblée générale des Nations unies adoptait la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Deux ans plus tard, le 10 décembre est proclamé «Journée des droits de l’homme».
Pour comprendre les coulisses de cet événement, la productrice et réalisatrice de documentaires Rawan Damen retourne sur les lieux onusiens à New York et à Genève. Elle examine, trois ans durant, les comptes-rendus des réunions des Nations unies et s’intéresse aux négociations et aux consultations qui ont eu lieu entre 1945 et 1948.
S'ensuit The Declaration, un documentaire en version arabe et anglaise qui souligne les contributions des représentants des pays du Sud à l’élaboration de la DUDH.
Vous remarquez que de nombreux articles ont été rédigés ou influencés par des représentants des pays du Sud. Quelle est l'importance de ce point?
Cette remarque répond à la fausse idée que la DUDH a été élaborée par et pour les pays du Nord. Ce qui est erroné, bien que les livres d’histoire ne s’attardent pas sur les contributions de Charles Malek ou d’autres représentants de pays dits du Sud. Les archives des Nations unies témoignent que Charles Habib Malek, alors représentant du Liban et rapporteur de la Commission des droits de l'homme, a joué un rôle de premier plan dans l'orchestration de l'adoption de la DUDH grâce à sa patience et à sa sagesse. Il est surtout reconnu pour avoir assuré la médiation entre les pays du Nord et les pays du Sud. Le défi principal du projet reposait en le texte lui-même. Il fallait aboutir à un texte que les pays approuveraient, adopteraient et respecteraient. Un défi à la fois idéologique, légal et politique, qui semblait impossible trois ans à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les procès verbaux des réunions, dont celui de la 183ᵉ session de l’Assemblée générale des Nations unies au cours de laquelle la DUDH a été adoptée, détaillent ces prises de position.
À l’instar des déclarations française et américaine, l’ébauche de la DUDH stipulait que tous les hommes étaient égaux. Hansa Mehta, de l'Inde, insiste pour que l'égalité des droits entre les hommes et les femmes soit rendue explicite, et affirme que le terme «hommes» ne pouvait être considéré par défaut comme inclusif des femmes. Le texte deviendra: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits», rendant ainsi l'Article premier de la DUDH plus inclusif. Hansa Mehta est une femme inspirante. Issue d'une famille indienne très riche, elle est influencée par la révolution indienne, et prend un pauvre médecin indien pour époux. Elle a sa famille, sa classe, sa ville, voire le texte de la DUDH, persévérant jusqu’à en modifier le langage et obtenir le support nécessaire des autres pays. Les femmes politiques et les représentants des pays du Sud étaient déterminés à faire entendre leur voix pour influencer et contribuer à la DUDH. Carlos Romulo, des Philippines, a veillé à ce que la discrimination ne soit pas motivée par la race, et Hernan Santa Cruz, du Chili, a contribué à ce que les droits sociaux et économiques soient aussi importants dans la DUDH que les droits politiques et civils. Des prises de position qui résonnent dans l’actualité, 75 ans plus tard.
Il est ainsi démontré que la DUDH est une réelle collaboration transfrontalière; une œuvre hautement intellectuelle, juridique et politique.
Pourquoi le terme de «dignité» est l’un des plus importants de la DUDH?
Il a fallu des discussions philosophiques et légales entre les représentants de plusieurs pays pour convenir que le principe de dignité permet d’éviter les violations physiques (telles que le meurtre et l’emprisonnement) et de garantir l’accès à l’eau, à l’alimentation, à la santé, au mouvement international, etc. Ce principe nous saisit aujourd’hui, au moment où la guerre à Gaza fait ses ravages et que les Palestiniens sont assassinés, dépouillés de leur dignité. Un rejet complet des principes de la DUDH. La dignité de l’être humain en Palestine, au sud du Liban et ailleurs, est prise pour cible. Je me demande où est le mécanisme adopté pour mettre en œuvre les dispositions de la DUDH. Nous célébrons le 75ᵉ anniversaire de l’adoption de la DUDH, la dignité bafouée.
Votre documentaire, The Declaration, met en lumière les efforts déployés par les pays du monde pour garantir les droits et l'avenir des prochaines générations. 75 ans après sa création, trouvez-vous que la DUDH remplit toujours son rôle?
La DUDH a posé les bases qui permettent aux pays de se réunir autour d’une déclaration sur les droits de l’homme. Toutefois, les mécanismes nécessaires à la mise en œuvre de ses dispositions manquent toujours. Si les pays du Sud (à savoir les pays d'Afrique, d'Amérique latine, d'Asie de l’Est et du Moyen-Orient) collaboraient de nouveau dans l’esprit des discussions survenues entre 1945 et 1948, ils constitueraient une force qui pousserait les pays du Nord (essentiellement les États-Unis et les pays d'Europe) à s’atteler à la mise en place des mécanismes nécessaires au respect de l’être humain selon les stipulations de la DUDH. Les Nations unies sont capables de porter ce projet à condition que les pays du Nord et du Sud le désirent.
On se demande parfois si une volonté politique d’œuvrer en ce sens pourrait exister en pleine polarisation mondiale. Je me rappelle alors que de grandes manifestations populaires se déroulent aujourd’hui aux États-Unis, en Europe, au Japon ainsi que dans d’autres pays pour dénoncer toutes sortes d’injustices et acclamer les droits de l’homme. La polarisation politique se manifeste davantage au niveau des personnalités politiques de premier rang et de leurs discours. La réalité des peuples est autre, et il est imprécis de parler de polarisation populaire entre différents blocs. Il nous faut plus de collaboration au-delà des frontières pour tendre vers les droits de l’homme et soutenir, de la même manière, l’être humain en Ukraine, en Palestine et en Syrie, plutôt que de nous inventer des divisions avec la géographie ou l’idéologie pour excuse.
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