Et maintenant, on va où?

Nadine Labaki dans son film éponyme (du titre) a trouvé la réponse, alors que nous, on patauge encore. Justement, supposons – ce qui est possible – que la situation ne s’améliore pas pour un bout de temps, avec une disparition rampante de l’État et de ses services, un pouvoir handicapé sans président et un Hezbollah qui disjoncte et prolifère. Que faut-il faire alors?
Diplomatiquement, on est en train de stagner. Ces émissaires, menés par Jean-Yves Le Drian, semblent avoir perdu espoir quant à l’élection prochaine d’un président, suffisamment découragés pour se concentrer, plus modestement, sur le commandement de l’armée. Après l’armée, leur objectif pourrait décliner encore plus vers des élections municipales. Puis, de proche en proche, on peut en arriver à se contenter du remplacement du moukhtar de Kfarchouba, sous prétexte qu’il lance des signaux belliqueux à la frontière.
Entretemps, les Ponce Pilate de l’État ont déjà admis que les décisions sont prises ailleurs – un autre signal que l’État s’éclipse. Bizarrement, certains croient encore à sa résurrection. Ceux-là peuvent être répartis en trois catégories: la première englobe des groupes (syndicats, associations…) qui vont faire des réclamations à tel ou tel ministre, qui promet «tout ce que vous voulez dans la limite de nos capacités». Une deuxième, comportant les mêmes ou d’autres, genre cire-pompes, qui vont effectuer juste des visites de courtoisie: «Ça peut servir un jour, on ne sait jamais.» Dans la troisième catégorie, encore des groupes, des ONG, des individus ou des entreprises qui font des donations à tel ou tel ministère, département, ambassade… pour tenter de les sortir du coma. Il y a une dizaine de telles donations toutes les semaines comme on peut le constater dans le Journal officiel. 
Pour tenter de leurrer tout ce naïf monde, les ministres et autres responsables font semblant d’exister, comme par des hologrammes. L’un veut traquer l’itinéraire de chaque suppositoire, du port jusqu’au patient, on ne sait pour quel motif, alors que la plupart de ces mêmes patients n’ont pas de quoi se soigner – un aspect qui intéresse beaucoup moins le ministre.
Un autre qui se targue tous les deux jours qu’il est en train de subventionner le pain, grâce à un crédit de la Banque mondiale – que vous allez devoir rembourser vous-mêmes, plus les intérêts. Un troisième qui s’est trompé en offrant des millions de dollars d’aide internationale aux fonctionnaires à la place des enseignants, leurs destinataires initiaux, ce qui va mettre l’année scolaire en péril.
On peut multiplier les exemples, mais on a autre chose à faire: trouver des solutions pratiques. Or la seule, partiellement faisable, est de créer des entités territoriales qui s’autogèrent d’une façon informelle. Là, on entend déjà des vociférations fustigeant cette «partition larvée».
En guise de rappel historique, de telles initiatives étaient courantes durant la guerre, avec partout des «administrations locales» qui prenaient en main les services publics. Et Bachir Gemayel avait même mis sur pied un groupe de spécialistes, baptisé «groupe Gamma», censé réfléchir sur les options possibles de survie, y compris dans un «réduit chrétien», alors que le reste du pays était durablement occupé par les Syriens, les Palestiniens et les Israéliens.

L’idée n’est peut-être pas si saugrenue. Actuellement, des initiatives décentralisées, mais passablement désorganisées, vont dans ce sens. La société civile, forte de dizaines ou de centaines d’individus fortunés et d’ONG, s’active dans ses zones géographiques respectives pour pallier l’absence de l’État:  éclairage public, chaussées et trottoirs, santé, éducation, espaces verts, transport, aide sociale et professionnelle, microcrédit, recyclage, etc. Déjà après l’explosion du port, l’État avait brillé de mille feux par son absence, et ce sont des initiatives privées qui ont permis un certain rétablissement.
Dans un spectre plus large, on relevait une reprise économique depuis un an (avant la guerre de Gaza… et du Liban-Sud). Mais cet essor n’était pas uniforme. À l’œil nu, on peut constater que la prospérité relative a touché des villes comme Beyrouth, Jbeil ou Batroun, beaucoup plus que Tripoli, Saïda, Nabatieh, ou même Jounieh, grâce à des initiatives privées. Les municipalités y jouent parfois un rôle, même si elles sont fauchées, en attirant des intervenants privés quand le maire est crédible.
Le tandem chiite contrôle bien ses territoires sans conteste, mais a échoué lamentablement à y créer un quelconque développement, favorisant des activités illégales qui enrichissent ses aficionados et plongent le reste dans la misère.
Pour soutenir de tels efforts, une première piste est que les donateurs étrangers et locaux cessent une fois pour toute de miser sur l’État, au profit de la société civile et des municipalités fiables. On a bien vu ce qui s’est passé avec les 50 bus français qui rouillent paisiblement dans des entrepôts sordides, ou les chiens policiers américains qu’on n’arrivait plus à nourrir, et maigrichons qu’ils sont devenus, on a dû les rapatrier aux États-Unis.
Une piste plus avancée est de créer dans chaque ville/région un comité de coordination entre les divers intervenants privés, si on arrive à surmonter le choc des egos, ce qui permettrait une meilleure organisation des aides.
Une autre piste est de cesser de payer des impôts, autant que possible, aux autorités centrales devenues complètement inutiles, et utiliser cet argent pour satisfaire les besoins locaux. Puis, sortir progressivement de l’assistanat charitable et se diriger vers le développement, à travers des investissements créateurs d’emploi, d’aides professionnelles et des microcrédits. Avec un microcrédit de quelques milliers de dollars, on peut créer une petite entreprise qui fait survivre deux ou trois familles.    
Maintenant, peut-on se passer entièrement de l’État? Pas tout à fait: «L'État est nécessaire, mais chaque fois qu'on peut s'en passer, moi, je préfère.» Et c’est le président François Mitterrand qui le dit.
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