Comment un fait divers peut-il susciter tant d’interrogations et d’espoir ? Car, comme par hasard, le général Joseph Aoun avait reçu à dîner le leader des Marada, soit dit en passant un « rival potentiel » dans la course à l’investiture suprême. « Ce rendez-vous convivial, le premier entre les deux protagonistes, a été perçu, par certains milieux politiques, comme un pas important vers l’ouverture d’une voie pour le déblocage du dossier de la présidentielle » (1). Si cette rencontre est significative et qu’elle adresse un message des plus clairs au si peu présidentiable Gebran Bassil, elle semble renouer avec la courtoisie qui régentait les rapports entre candidats avant 1975.
Lorsqu’en 1952 Béchara el-Khoury avait démissionné et confié la présidence du Conseil des ministres au général Fouad Chéhab, deux candidats à la présidence, Camille Chamoun et Hamid Frangié, étaient grosso modo en lice. Ce dernier avait proposé à son rival un accord en deux points : « Le premier était que la bataille électorale devait rester dans les limites d’une compétition entre gentlemen avec la retenue et la courtoisie que cela impliquerait », et le second était que sur la base d’un pointage, le candidat minoritaire se retirerait en faveur de son adversaire qui aurait récolté une majorité de voix (2).
On connaît la suite, et c’est à se demander, si lors du dîner en question, le leader zghortiote, dont feu Hamid Frangié est le grand-oncle, et le Commandant en chef de l’armée ont pu arriver à un tel entendement. Le pays l’exige comme il réclame à la tête de l’État un homme fort au-dessus des partis.
Kamal Salibi, encore et toujours
L’histoire nous enseigne tout, mais nous n’apprenons rien ! En opposant les caractères idiosyncrasiques des divers groupes confessionnels libanais, le regretté Kamal Salibi était parvenu à des constatations éclairantes. Pour lui, les druzes ont traditionnellement surpassé les maronites par « leur sens de la solidarité, leur discipline sociale, leur stricte obéissance à leurs chefs », alors que les maronites en « temps de crise se sont fréquemment divisés sur des questions insignifiantes et ont perdu l’avantage … dans d’inutiles querelles de personnes ou de factions » (3). À titre d’exemple, quoi de plus probant que l’incident de janvier 1843, quand les autorités turques chassèrent de son poste le qaimmaqam druze l’émir Ahmad Arslan et le jetèrent en prison. Que pensez-vous qu’il arriva ? Dans les jours qui suivirent, l’émir en question fut réintégré à son poste avec tous les honneurs, car aucun autre chef druze, même de ses rivaux immédiats, n’accepta de le remplacer. « Une telle solidarité ne se rencontra pas chez les chrétiens. Et pour cause, pendant plusieurs mois après la nomination de l’émir Haydar abu Lama’ comme qaimmaqam chrétien, les chefs féodaux maronites du Kesrouan et du nord Liban, convoitant son poste, refusèrent de reconnaître son autorité » (4). Ce ne fut que sur l’insistance du consul français, Prosper Bourée, et sous toutes réserves, qu’ils acceptèrent son investiture.
Néanmoins, le représentant de la France, dont le rôle fut décisif dans l’établissement du nouveau régime de la double qaimmaqamia, se défendait aux yeux de François Guizot, ministre des Affaires étrangères, d’intervenir dans les affaires du Mont Liban. Il lui écrivait le 26 février 1843 : « Je me suis pénétré des instructions de l’ambassade (à Constantinople) sur les dangers d’une ingérence empressée dans les détails de l’administration intérieure de la Montagne, et depuis longtemps j’ai, en ce qui me concerne, évité avec soin tout ce qui, auprès du pacha, aurait pu ressembler à une opposition ou à un consentement » (5). En fait, une ingérence qui ne voulait pas dire son nom, et que les notables chrétiens appelaient de leurs vœux tant qu’elle pouvait répondre à leurs souhaits et servir leurs intérêts.
Les leçons du passé
Mais aujourd’hui n’est pas hier, et les leçons du passé ont été largement assimilées dans les rangs des souverainistes, toutes confessions confondues. Seule une autorité restaurée à la tête de l’État et bénéficiant de l’appui inconditionnel des institutions civiles et militaires, serait en mesure d’arrêter l’hémorragie. Et la France qui veille au grain n’a pas manqué de tancer ceux qui dans leur égoïsme et leurs manigances sèment le chaos.
Certes, nous avons besoin d’un appoint étranger pour rétablir notre pleine souveraineté sur le territoire national, comme nous en avons besoin pour asseoir une paix durable dans le sud libanais. A cet effet, il nous faut d’abord un chef à la tête de l’État, c’est alors que les pays arabes et les pays occidentaux nous prendrons au sérieux.
Youssef Mouawad
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1.Natasha Metni Torbey, Rencontre J. Aoun-Frangié : Vers un déblocage de la présidentielle ? ICI Beyrouth, 18 décembre 2023.
2.Nabil & Zeina Frangié, Hamid Frangié. L’autre Liban, tome I, Fiches du Monde Arabe, 1993, p. 500.
3.Kamal Salibi, Histoire du Liban du XVIIe siècle à nos jours, Naufal, 2e édition, 1992, pp. 29-30.
4.Ibid., p. 121.
5.Bourée à Guizot, Beyrouth, le 26 février 1843, in Adel Ismaïl, Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban, Les Sources françaises, Tome VII, p. 297-8.
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