Loin d’être d’essence identitaire, les danses noires sont nées d’une confrontation entre les revendications artistiques et politiques d'une communauté noire face à la domination d’une communauté blanche.
Dans le contexte de la ségrégation, la séparation des Noirs et Blancs dans les lieux publics est imposée par les États sudistes. Cependant, les restrictions de la guerre créént de nouvelles envies, une fureur de vivre et des désirs de fête et d’exotisme qui bousculeront les normes préétablies.
Les «Roaring twenties»
Nous sommes aux États-Unis, après la première guerre mondiale, durant les «Roaring twenties» («années rugissantes», l’équivalent des Années folles). C’est une période tout en paradoxe. D’un côté, nous sommes dans une ère de croissance et d’insouciance de l’Amérique des années 1920, de mutations culturelles et sociales, de révolution des mentalités, et de forte prospérité économique dans différents domaines. Mais d’un autre côté, la «New Era» («nouvelle ère») laisse sur le banc de touche de nombreuses fractions de la population américaine (Noirs, immigrés récents, fermiers endettés): ce sont les forgotten men («les hommes oubliés») de la prospérité, qui restent dans une grande misère. C’est aussi l’époque de la prohibition instaurée par une partie puritaine de la société mais qui s’avère un échec cuisant (vente d’alcool en cachette, consommation dans les bars cachés «speakeasies», criminalité importante).
Le paradoxe autour de la population «noire»
Mais le plus grand paradoxe tourne autour du rapport à la population noire. En effet, nous sommes toujours dans le contexte de la ségrégation, cette séparation des Noirs et Blancs dans les lieux publics imposée par les Etats sudistes. Cependant, les restrictions de la guerre ont créé de nouvelles envies, une fureur de vivre et des désirs de fête et d’exotisme. Les Blancs empruntent alors le métro A qui les conduit dans les cabarets de Harlem comme le Small's Paradise (le seul club détenu par un afro-américain, Ed Smalls), le Cotton Club (le plus contradictoire car le club se distingue grâce aux meilleurs musiciens noirs de l'époque, mais refuse généralement l'entrée aux Noirs) ou le Savoy Ballroom (ouvert aux clients noirs et où vont se développer un grand nombre de danses).
On assiste à la renaissance de Harlem et le Noir américain cristallise alors les inclinations nouvelles que la population recherche: sensualité, vitalité et créativité artistique. L’intérêt pour la culture noire va se trouver dans un antinomique contexte raciste mais avide de changement.
L’ère du jazz
Les années 20 vibrent de nouveauté, et la musique rejoint ce scintillement : la société est portée par les airs de blues, de spiritual gospel, de swing et, évidemment, de jazz. De grands noms comment à briller comme le trompettiste Louis Armstrong, le cornettiste King Olliver, ou le pianiste Duke Ellington, élevés au rang de stars. Inspiré des chants des esclaves noirs, le «style Nouvelle-Orléans» fait fureur dans toutes les populations, noires ou blanches, huppées ou plus modestes. On assiste alors à l’émergence d’une «culture noire» revisitée.
Elle reste victime de l’héritage de l’esclavagisme au détriment du Noir mais va pourtant, de manière assez inattendue, être mise en avant. Et ce sont les Blancs, usant de racisme et de dénigrement, qui vont la rendre visible. C’est ainsi que naissent les minstrel shows, formes de divertissements très populaires dans lesquels acteurs et danseurs blancs proposent différents numéros inspirés des anciens esclaves pour en faire une parodie grotesque. Et dans ces spectacles caricaturaux naît la pratique du black face. Le nom laisse deviner: les acteurs blancs se maquillaient en se noircissaient le visage avec du charbon, du cirage ou des bouchons brûlés, se dessinaient des lèvres épaisses rouges ou blanches et s’habillaient de manière clownesque. Cependant, cette forme de parodie va malgré tout jouer en faveur des Noirs dont la culture passe de l’indifférenciation à une forme inverse de visibilité exacerbée: celle du spectaculaire. Et dans un retournement incroyable, les troupes de comédiens noirs se réapproprient les minstrels shows et concurrencent les compagnies composées d’acteurs blancs.
Cette première forme de culture noire est donc faite d’emprunts et d’échanges, entre opportunisme et véritables vocations artistiques, animant un patchwork de réinterprétations, de trahison, d’artification et d’exotisation. Et dans ce contexte de métissage et de visibilité nouvelle, apparaissent les danses «noires». Même si celles-ci, encore sous le joug des temps de l'esclavage, se développent dans un contexte de ségrégation, elles conquièrent les pistes de danse, les music-halls et le cinéma, influençant les autres styles de danse, et participant à la création de formes nouvelles.
Les danses
Loin d’être d’essence identitaire, ces danses naissent d’une confrontation entre les revendications artistiques et politiques d'une communauté noire face à la domination d’une communauté blanche. Il se tisse un lien impossible à délier et qui définit bien ces «danses noires», un lien entre sociopolitique et création artistique, un lien qui malgré tout ouvre une nouvelle voie aux corps dansants, se libérant, s’enrichissant, se renouvelant:
Le Cake-walk, repris dans les minstrels shows, vient des esclaves qui imitaient en caricaturant les marches altières de leurs les maîtres. Ces derniers n’y voyant qu’un simple spectacle, offraient parfois une part de gâteau à la meilleure walk (d’où le nom). Les Swing dances sont un groupe de danses tout en rebondi et balancé («swing»), développé par rapport à la musique jazz des années 20 aux années 40 et 50. Elles incluent: le shimmy (change les valeurs chorégraphiques des danses de salon traditionnelles pour apporter quelque chose de plus sexy et plus vivant. Il consiste en des mouvements rapides d’avant en arrière des épaules, les coudes légèrement pliés, tout en gardant le buste immobile), le charleston (les danseurs utilisent différents niveaux haut/bas, un travail de jambes et pieds en dedans/en dehors, joue sur les pliés, la vivacité, les grands mouvements. Il s’en dégage une bonne humeur, où l’on se moque de certains clichés mais de manière «bon enfant»), ou encore le lindy hop (danse de couple née d’un mélange de danses des populations blanches [fox-trot] et de danses noires (charleston, cake-walk, etc.), dynamique, joyeuse, et pouvant même avoir des pas acrobatiques).
La danse continuera d’évoluer, entre divertissement esthétique, défoulement social ou lieu de revendication sociale. Les Nicholas Brothers (Fayard, 1914–2006 et Harold, 1921–2000) dominent la scène des claquettes avec leur style très vif et audacieux. Frankie Manning (1914-2009) restera l’ambassadeur du lindy hop jusqu’à sa mort. Alvin Ailey et une des premières troupes de danseurs noirs, la Alvin Ailey American Dance Theater (1958), marquent le paysage de la danse moderne avec des sujets inspirés du monde contemporain ainsi que des racines de la culture afro-américaine. Mais un nom résonne encore fort, celui d’une certaine danseuse au style original.
L’affranchissement suprême ou la revanche sur le passé
Joséphine Baker (1906-1975)
Comment ne pas parler d’une des premières stars noires internationales? Joséphine Baker, de son vrai nom Freda Josephine McDonald, mène en parallèle une vie d’artiste (elle est chanteuse, danseuse, actrice, meneuse de revue) et de militante et résistante française d’origine américaine. Débutant sa carrière à 19 ans, Baker n’invente rien en soi mais s’inscrit au croisement de plusieurs traditions: danses afro-américaines festives populaires, ministrel shows et tradition de la revue. Membre de la première revue totalement noire, Shuffle Along, elle vient à Paris pour devenir star de La Revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées. Elle devient aussi la muse de nombreux artistes et se lance dans la chanson (on se souvient encore de son succès J’ai deux amours) et le cinéma. Célèbre pour ses grimaces, elle n’invente pas ces dernières mais s’inscrit dans la tradition du black face: au lieu de se maquiller, elle «se met» une grimace et joue sur l’exagération pour se moquer et se détacher des clichés qu’elle caricature. Avec sa danse vive, explosive, qui mélange des styles (charleston, shimmy, etc.), les syncopes et les surprises, la gestuelle de Baker se situe au carrefour d’une ambivalence: elle est sous l’emprise des clichés (stéréotypes à propos des Noirs) mais sait en être distante et libre, dans une autodérision bien affirmée. Après une longue carrière artistique, un fort engagement politique et un activisme poussé, Joséphine Baker est acclamée aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, côtoie les hautes sphères de la société, danse sur les plus grandes scènes, renversant ainsi la position de la «noire sauvage», dénigrée, rejetée. La revanche sur son passé de ségrégation prendra sa plus grande ampleur de manière posthume: elle est enterrée – quelle consécration! – au Panthéon à Paris, devenant ainsi la première femme noire et la première danseuse à y reposer – affranchissement suprême, star éternelle.
Dans le contexte de la ségrégation, la séparation des Noirs et Blancs dans les lieux publics est imposée par les États sudistes. Cependant, les restrictions de la guerre créént de nouvelles envies, une fureur de vivre et des désirs de fête et d’exotisme qui bousculeront les normes préétablies.
Les «Roaring twenties»
Nous sommes aux États-Unis, après la première guerre mondiale, durant les «Roaring twenties» («années rugissantes», l’équivalent des Années folles). C’est une période tout en paradoxe. D’un côté, nous sommes dans une ère de croissance et d’insouciance de l’Amérique des années 1920, de mutations culturelles et sociales, de révolution des mentalités, et de forte prospérité économique dans différents domaines. Mais d’un autre côté, la «New Era» («nouvelle ère») laisse sur le banc de touche de nombreuses fractions de la population américaine (Noirs, immigrés récents, fermiers endettés): ce sont les forgotten men («les hommes oubliés») de la prospérité, qui restent dans une grande misère. C’est aussi l’époque de la prohibition instaurée par une partie puritaine de la société mais qui s’avère un échec cuisant (vente d’alcool en cachette, consommation dans les bars cachés «speakeasies», criminalité importante).
Le paradoxe autour de la population «noire»
Mais le plus grand paradoxe tourne autour du rapport à la population noire. En effet, nous sommes toujours dans le contexte de la ségrégation, cette séparation des Noirs et Blancs dans les lieux publics imposée par les Etats sudistes. Cependant, les restrictions de la guerre ont créé de nouvelles envies, une fureur de vivre et des désirs de fête et d’exotisme. Les Blancs empruntent alors le métro A qui les conduit dans les cabarets de Harlem comme le Small's Paradise (le seul club détenu par un afro-américain, Ed Smalls), le Cotton Club (le plus contradictoire car le club se distingue grâce aux meilleurs musiciens noirs de l'époque, mais refuse généralement l'entrée aux Noirs) ou le Savoy Ballroom (ouvert aux clients noirs et où vont se développer un grand nombre de danses).
On assiste à la renaissance de Harlem et le Noir américain cristallise alors les inclinations nouvelles que la population recherche: sensualité, vitalité et créativité artistique. L’intérêt pour la culture noire va se trouver dans un antinomique contexte raciste mais avide de changement.
L’ère du jazz
Les années 20 vibrent de nouveauté, et la musique rejoint ce scintillement : la société est portée par les airs de blues, de spiritual gospel, de swing et, évidemment, de jazz. De grands noms comment à briller comme le trompettiste Louis Armstrong, le cornettiste King Olliver, ou le pianiste Duke Ellington, élevés au rang de stars. Inspiré des chants des esclaves noirs, le «style Nouvelle-Orléans» fait fureur dans toutes les populations, noires ou blanches, huppées ou plus modestes. On assiste alors à l’émergence d’une «culture noire» revisitée.
Elle reste victime de l’héritage de l’esclavagisme au détriment du Noir mais va pourtant, de manière assez inattendue, être mise en avant. Et ce sont les Blancs, usant de racisme et de dénigrement, qui vont la rendre visible. C’est ainsi que naissent les minstrel shows, formes de divertissements très populaires dans lesquels acteurs et danseurs blancs proposent différents numéros inspirés des anciens esclaves pour en faire une parodie grotesque. Et dans ces spectacles caricaturaux naît la pratique du black face. Le nom laisse deviner: les acteurs blancs se maquillaient en se noircissaient le visage avec du charbon, du cirage ou des bouchons brûlés, se dessinaient des lèvres épaisses rouges ou blanches et s’habillaient de manière clownesque. Cependant, cette forme de parodie va malgré tout jouer en faveur des Noirs dont la culture passe de l’indifférenciation à une forme inverse de visibilité exacerbée: celle du spectaculaire. Et dans un retournement incroyable, les troupes de comédiens noirs se réapproprient les minstrels shows et concurrencent les compagnies composées d’acteurs blancs.
Cette première forme de culture noire est donc faite d’emprunts et d’échanges, entre opportunisme et véritables vocations artistiques, animant un patchwork de réinterprétations, de trahison, d’artification et d’exotisation. Et dans ce contexte de métissage et de visibilité nouvelle, apparaissent les danses «noires». Même si celles-ci, encore sous le joug des temps de l'esclavage, se développent dans un contexte de ségrégation, elles conquièrent les pistes de danse, les music-halls et le cinéma, influençant les autres styles de danse, et participant à la création de formes nouvelles.
Les danses
Loin d’être d’essence identitaire, ces danses naissent d’une confrontation entre les revendications artistiques et politiques d'une communauté noire face à la domination d’une communauté blanche. Il se tisse un lien impossible à délier et qui définit bien ces «danses noires», un lien entre sociopolitique et création artistique, un lien qui malgré tout ouvre une nouvelle voie aux corps dansants, se libérant, s’enrichissant, se renouvelant:
Le Cake-walk, repris dans les minstrels shows, vient des esclaves qui imitaient en caricaturant les marches altières de leurs les maîtres. Ces derniers n’y voyant qu’un simple spectacle, offraient parfois une part de gâteau à la meilleure walk (d’où le nom). Les Swing dances sont un groupe de danses tout en rebondi et balancé («swing»), développé par rapport à la musique jazz des années 20 aux années 40 et 50. Elles incluent: le shimmy (change les valeurs chorégraphiques des danses de salon traditionnelles pour apporter quelque chose de plus sexy et plus vivant. Il consiste en des mouvements rapides d’avant en arrière des épaules, les coudes légèrement pliés, tout en gardant le buste immobile), le charleston (les danseurs utilisent différents niveaux haut/bas, un travail de jambes et pieds en dedans/en dehors, joue sur les pliés, la vivacité, les grands mouvements. Il s’en dégage une bonne humeur, où l’on se moque de certains clichés mais de manière «bon enfant»), ou encore le lindy hop (danse de couple née d’un mélange de danses des populations blanches [fox-trot] et de danses noires (charleston, cake-walk, etc.), dynamique, joyeuse, et pouvant même avoir des pas acrobatiques).
La danse continuera d’évoluer, entre divertissement esthétique, défoulement social ou lieu de revendication sociale. Les Nicholas Brothers (Fayard, 1914–2006 et Harold, 1921–2000) dominent la scène des claquettes avec leur style très vif et audacieux. Frankie Manning (1914-2009) restera l’ambassadeur du lindy hop jusqu’à sa mort. Alvin Ailey et une des premières troupes de danseurs noirs, la Alvin Ailey American Dance Theater (1958), marquent le paysage de la danse moderne avec des sujets inspirés du monde contemporain ainsi que des racines de la culture afro-américaine. Mais un nom résonne encore fort, celui d’une certaine danseuse au style original.
L’affranchissement suprême ou la revanche sur le passé
Joséphine Baker (1906-1975)
Comment ne pas parler d’une des premières stars noires internationales? Joséphine Baker, de son vrai nom Freda Josephine McDonald, mène en parallèle une vie d’artiste (elle est chanteuse, danseuse, actrice, meneuse de revue) et de militante et résistante française d’origine américaine. Débutant sa carrière à 19 ans, Baker n’invente rien en soi mais s’inscrit au croisement de plusieurs traditions: danses afro-américaines festives populaires, ministrel shows et tradition de la revue. Membre de la première revue totalement noire, Shuffle Along, elle vient à Paris pour devenir star de La Revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées. Elle devient aussi la muse de nombreux artistes et se lance dans la chanson (on se souvient encore de son succès J’ai deux amours) et le cinéma. Célèbre pour ses grimaces, elle n’invente pas ces dernières mais s’inscrit dans la tradition du black face: au lieu de se maquiller, elle «se met» une grimace et joue sur l’exagération pour se moquer et se détacher des clichés qu’elle caricature. Avec sa danse vive, explosive, qui mélange des styles (charleston, shimmy, etc.), les syncopes et les surprises, la gestuelle de Baker se situe au carrefour d’une ambivalence: elle est sous l’emprise des clichés (stéréotypes à propos des Noirs) mais sait en être distante et libre, dans une autodérision bien affirmée. Après une longue carrière artistique, un fort engagement politique et un activisme poussé, Joséphine Baker est acclamée aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, côtoie les hautes sphères de la société, danse sur les plus grandes scènes, renversant ainsi la position de la «noire sauvage», dénigrée, rejetée. La revanche sur son passé de ségrégation prendra sa plus grande ampleur de manière posthume: elle est enterrée – quelle consécration! – au Panthéon à Paris, devenant ainsi la première femme noire et la première danseuse à y reposer – affranchissement suprême, star éternelle.
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