C’est assurément sans aucun regret que les Libanais ont tourné la page de l’année écoulée. Ils accueillent 2024 avec un brin d’espoir, mais surtout avec un lot d’appréhensions. Et pour cause: 2023 s’est achevée dans un contexte d’affrontements quotidiens le long de la frontière avec Israël qui enracinent encore davantage le marasme intégral caractérisé par l’impasse de l’élection présidentielle, la déliquescence des institutions étatiques dans différents secteurs publics, la prolongation de la crise économique aigue et, surtout, l’aggravation de l’aliénation de la souveraineté nationale sous les coups de boutoir du nouvel empire perse.
Parallèlement à cette conjoncture suffisamment lourde en soi, cette fin d’année a vu l’émergence de faits ponctuels apparemment isolés l’un de l’autre, qui paraissent futiles en tant que tels s’ils sont considérés séparément. Toutefois, perçus dans leur ensemble sur base d’une vision globale de la situation présente, ces faits – dont certains dépassent le cadre du Liban – deviennent symptomatiques d’un état d’esprit spécifique qui reflète les contours d’un dangereux projet transnational à caractère hégémonique, obscurantiste et sectaire.
Au plan strictement libanais, une succession de développements et d’incidents provocateurs survenus tous en quelques jours d’intervalle, en fin d’année, laissent songeur, d’autant qu’ils s’inscrivent tous dans une même logique centrifuge de déconstruction et de déstabilisation poussée: campagne milicienne de diffamation contre le vicaire-patriarcal maronite de Haïfa, Mgr Moussa el-Hage, et le vicaire-patriarcal de l’Église syriaque catholique pour la Terre Sainte, Mgr Camille Semaan; double agression en l’espace de vingt-quatre heures contre deux patrouilles de la Finul attaquées par de «jeunes habitants» (comprendre le Hezbollah) dans deux villages du Liban-Sud; l’initiative du ministre de la Culture, Mohammed Wissam Mortada (Hezbollah) qui a invité officiellement l’épouse du président iranien à participer à une conférence éminemment politique de solidarité avec Gaza, organisée à la Bibliothèque nationale (qui relève du ministère de la Culture); les actes de vandalisme perpétrés par des éléments suspects qui ont entrepris d’incendier deux sapins de Noël à Tripoli et de détruire une statue de la Vierge dans un village du caza de Jbeil; les appels intempestifs à abolir les célébrations du Nouvel An et à organiser un rassemblement dans le centre-ville, le 31 décembre au soir, en signe de solidarité avec la population palestinienne de Gaza…
Nous avons là, regroupés en l"espace de quelques jours, tous les ingrédients qui illustrent, un à un, les différentes facettes de la stratégie de déconstruction mise en place par le camp iranien: tentative de saper le rôle national souverainiste assumé par Bkerké et l’Église, en général, qui dénoncent haut et fort le torpillage des institutions constitutionnelles et le sabotage de l’élection d’un président de la République; relance des actions belliqueuses visant à restreindre la liberté de mouvement de la Finul et à empêcher l’application ferme de la résolution 1701 du Conseil de Sécurité; réaffirmation de l’emprise sectaire du Hezbollah sur les institutions étatiques qu’il considère comme sa «propriété privée», comme l’illustre l’instrumentalisation du ministère de la Culture et de la Bibliothèque nationale (étatique) à des fins de propagande purement partisane, très loin de la fonction d’un département de la Culture; le maintien d’une tension sécuritaire et l’exacerbation d’une discorde confessionnelle afin de juguler la colère suscitée par l’initiative du Hezbollah d’entrainer le pays dans une guerre absurde et stérile, avec pour seul objectif de fournir au régime des mollahs iraniens des cartes de marchandage, dans la perspective d’éventuelles négociations avec l’Occident.
À l’ombre du contexte régional et international actuel particulièrement tendu, on ne peut s’empêcher d’opérer un rapprochement entre cette logique de l’irrationnel et de la démesure dont pâti le Liban et certains faits survenus dans différentes régions du monde durant la même période de fin d’année: notamment, la décision du mohafez pro-iranien de Karbala, en Irak, de détruire les décorations et l’arbre de Noël installés dans la localité et l’appel provocateur (similaire à celui lancé à Beyrouth) qui visait à remplacer les festivités du Nouvel An sur les Champs Élysées par un vaste rassemblement de solidarité avec Gaza (!).
En première analyse, ces différents incidents et actes belliqueux (boostés, par ricochet, par la politique de l'extrême droite israélienne) ne sont pas structurellement liés entre eux et sont sans aucun rapport (apparent) l’un avec l’autre. Ils reflètent cependant un même mode de pensée d'un autre âge et s’inscrivent dans un même cadre politique qui piétine les frontières et qui vise à imposer son propre projet de société, fondé sur le rejet de tout ce qui touche de près ou de loin à l’Occident et aux valeurs humanistes universelles. Deux mondes paraissent ainsi s’affronter, brisant les barrières nationales, d’un pays à l’autre.
Dans cette optique, la lutte contre l’emprise iranienne sur le Liban dépasse les seules considérations locales et revêt une dimension existentielle dont l’enjeu est la sauvegarde du pluralisme politique, des pratiques démocratiques, du système libéral, de la diversité culturelle et de la participation effective des communautés au pouvoir… Autant de facteurs qui constituent depuis des siècles la spécificité et la raison d’être du pays du Cèdre dans cette partie du monde.
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