Les raids aériens américains et britanniques lancés début janvier contre les Houthis yéménites sont intervenus un mois après que Washington a annoncé la création d’une coalition pour la protection du commerce maritime. Mais, à l’heure actuelle, Riyad ne peut encourager une offensive contre les Houthis, étant impliquée dans des négociations de paix avec eux tout en essayant de s’extirper du bourbier yéménite.
L’opération «Prosperity Guardian» (OPG) dévoilée en décembre 2023 est une coalition multinationale créée par les États-Unis pour protéger le passage des navires dans la mer Rouge. Le Pentagone avait annoncé la participation de plus de vingt pays. Toutefois, le manque de clarté sur l’opération et son modus operandi a conduit à la décision de plusieurs compagnies maritimes de détourner leurs vaisseaux du passage de Bab el-Mandab vers le cap de Bonne-Espérance.
Selon l’ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU, le général Dominique Trinquand, contacté par Ici Beyrouth, les Américains sont pratiquement seuls sur cette opération. Les Européens n'y ont pas adhéré, arguant des méthodes différentes. «Les Américains font des frappes préventives contre les Houthis, alors que les Européens interviennent pour défendre les navires», a-t-il expliqué à Ici Beyrouth.
De plus, aucun pays arabe ni du Golfe, à l'exception de Bahrain (qui accueille la 5ᵉ flotte américaine), n’a rejoint l'OPG. La raison qui semblerait la plus évidente est la position arabe conflictuelle vis-à-vis de la politique étrangère américaine et son appui inconditionnel à Israël.
Ces pays ne veulent pas non plus avoir l'air d’œuvrer pour la défense d’Israël. Un rare sondage publié en décembre par l’Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient a montré que «96% des Saoudiens pensent que les pays arabes doivent rompre tout contact avec Israël pour protester contre son action militaire à Gaza».
L’historique entre l’Arabie saoudite et les Houthis
L’Arabie saoudite est dans une position délicate vis-à-vis des Houthis, au moment où elle arrive à la fin de la guerre avec le Yémen pour se consacrer à ses projets de réformes internes, d’investissements économiques massifs (Saudi Vision 2030) ainsi que son rapprochement avec l’Iran.
L’Arabie saoudite dirige une coalition militaire contre les Houthis depuis 2015. Elle s’est retrouvée embourbée dans une guerre dont «elle a eu du mal à s’extirper et qui a mis en danger une partie de l’establishment saoudien». Ces propos ont été tenus par Jean-Sebastien Guillaume, expert et consultant en intelligence économique et stratégique et fondateur du cabinet Celtic Intelligence, dans un entretien avec Ici Beyrouth. Le royaume saoudien essaie de s’extraire de ce conflit qui se trouve dans une impasse depuis un certain temps. Les combats au Yémen ont cessé en avril 2022, après l’entrée en vigueur d’une trêve parrainée par les Nations unies.
(MOHAMMED HUWAIS / AFP)
L’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, a présenté le 7 janvier une feuille de route pour la paix.«Pour parvenir à la paix, nous aurons besoin d’un environnement qui reste propice au maintien d’un dialogue constructif sur l’avenir du Yémen», avait-il déclaré.
«La trêve est établie et les Saoudiens n’ont donc pas d’intérêt à combattre les Houthis, ni à dire quoi que ce soit contre les Houthis ou la coalition, car ils se retrouveraient impliqués dans cette guerre dont ils ont eu du mal à sortir», précise Jean-Sebastien Guillaume à Ici Beyrouth.
Les Houthis avaient déjà attaqué les installations pétrolières saoudiennes entre 2019 et 2022, affectant la production du premier pays exportateur de brut. Ils ont toutefois cessé ces attaques depuis la trêve négociée par l’ONU, mais ont annoncé qu’ils récidiveraient au cas où l’Arabie saoudite rejoignait l’OPG. «Du fait même de ne pas participer à la coalition américaine, les Saoudiens ont officialisé leur trêve avec les Houthis», selon le général Trinquand.
Les attaques de 2019 par les Houthis contre Aramco avaient visé deux installations pétrolières et contraint le royaume à réduire temporairement de moitié sa production de pétrole. Cela a marqué un tournant dans sa guerre contre le groupe yéménite, mais aussi dans sa politique étrangère. En l’absence de réaction de la part des États unis à l’époque, l’Arabie saoudite avait recalibré sa politique, cherchant des solutions diplomatiques par elle-même, au lieu de compter sur Washington, pourtant son allié stratégique*.
Le rapprochement avec l’Iran
Le 10 mars 2023, l’Arabie saoudite et l’Iran, sous le parrainage de la Chine, décident de rétablir leurs relations diplomatiques, rompues depuis 2016.
Ce rapprochement s’explique par la vision d’expansion économique du prince héritier Mohammad Ben Salman (MBS).
Cet accord de normalisation, en plus de montrer l’émergence du nouveau pouvoir diplomatique de la Chine, permet à l’Arabie saoudite de se concentrer sur sa vison économique pour son pays et d’adapter son économie à l’ère post hydrocarbures. La dernière chose dont MBS a besoin est d’une escalade qui perturberait la très médiatisée Vision 2030. Par conséquent, le royaume a choisi de rester silencieux, espérant que cette nouvelle ère avec l’Iran, et par conséquent avec les Houthis – alliés de l’Iran – lui permettra de s’isoler face aux escalades régionales. À ce jour, l’Arabie saoudite n’a pas été prise pour cible par les attaques des Houthis.
Les experts s’entendent pour dire que les Saoudiens n’ont pas rejoint la coalition parce qu’ils ne veulent pas mettre en péril ces pourparlers et gâcher les nouvelles relations conviviales avec l’Iran.
Selon M. Guillaume: «À partir de là, l’Arabie prouve qu’elle détient toutes les cartes. N’oublions pas par ailleurs le grand projet de Corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe, qui créera une route concurrente à la route de la soie».
Signé en septembre 2023, lors du sommet du G20 en Inde, cet accord de corridor permettrait de stimuler les échanges commerciaux, d’acheminer des ressources énergétiques et d’améliorer la connectivité numérique. Il inclurait l’Inde, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, la Jordanie, Israël et l’Union européenne. Selon l’agence AP, un chiffre de 20 milliards de dollars a été mentionné par MBS concernant le financement, mais il n’est pas clair si cette somme s’applique uniquement à l’engagement saoudien. Riyad a donc une raison de plus de ne pas se trouver prise dans un conflit qui porterait atteinte à un investissement de cette taille.
Alors que les tensions montent en mer Rouge, l’Arabie saoudite a donc sciemment choisi de rester en marge du conflit. Riyad évite de se positionner ouvertement avec Washington afin de ne pas être la cible d’attaques et de compromettre d’un côté son nouveau rapprochement avec l’Iran, et de l'autre son projet d’expansion économique.
Selon le général Trinquand, «l’Arabie saoudite est en train de travailler à ce qui peut être l’après-guerre de Gaza et n’a donc pas intérêt à se mêler d’une action directe».
Pour l’instant, cette stratégie de distanciation semble jouer en sa faveur. Seul le temps dira si elle garantira, à terme, la protection de son territoire.
Accord de Quincy
*Les États-Unis et l’Arabie saoudite ont un accord de défense mutuelle datant de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, connu sous le nom « d’Accord de Quincy ». Cet accord a abouti en 1951 à l’accord de défense mutuelle formalisant une alliance stratégique entre les deux pays, se résumant par deux points forts: les États-Unis défendent l’Arabie saoudite et, en contrepartie, les États-Unis peuvent s’approvisionner en pétrole bon marché et continuer d’exploiter les réserves de pétrole saoudiennes via la société Aramco. Actuellement, Riyad se sent de moins en moins lié avec Washington par l’accord «Pétrole contre protection».
En septembre 2023, les deux pays étaient en négociations pour établir un traité de défense similaire à celui des États-Unis avec le Japon et la Corée du Sud, dans lequel les deux pays se soutiendraient mutuellement dans le cas où l’autre pays serait attaqué au Moyen-Orient ou sur le territoire saoudien, selon le NY Times, dans le cadre des efforts déployés par Washington pour amener le royaume saoudien et Israël à normaliser leurs relations. Un peu moins de 3.000 soldats américains sont stationnés en Arabie saoudite. Ce traité n’a pas abouti à cause du déclenchement de la guerre de Gaza.
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