©Dessin par Christiane Boustani alias "Swaha"
Parmi les grandes figures musicales que l'Europe du XIXe siècle a vu éclore, Frédéric Chopin (1810-1849) demeure incontestablement le «poète» du piano. Il a délibérément choisi l’instrument-roi comme moyen quasi exclusif pour explorer et sublimer les nuances de la musique romantique où s'infusent les passions, le spleen, la révolte, le désespoir, l’exubérance et l’exaltation. Sa vision musicale s'enrichit de sensibilités fertiles en audace, d'un charme mélancolique, d'épanchements lyriques, de la griserie du rythme et de la passion, d'une fougue héroïque resplendissante, ainsi que d'harmonies précieuses et tendres. «On le reconnaît jusque dans les silences à sa respiration haletante», comme le fait remarquer Robert Schumann (1810-1856). Par ailleurs, Chopin s'est affirmé comme le chantre de la Pologne, son pays natal, souffrant sous l'oppression au cours du XIXe siècle. À travers sa musique empreinte de nostalgie et de résilience, le compositeur a exprimé les aspirations et les peines de tout un peuple confronté à des périodes tumultueuses de l'histoire, notamment les soulèvements de l'époque. Son génie musical a ainsi servi de voix poignante pour la quête de liberté et d'identité nationale de la Pologne. Au-delà de son génie musical et de son impact révolutionnaire, c'est la fusion magistrale de la virtuosité, avec une profonde expressivité, qui caractérise l'héritage inégalé de Chopin dans le monde de la musique classique.
À l’occasion de la commémoration de la naissance de Chopin, le 1er mars, le musicologue suisse Jean-Jacques Eigeldinger, l’un des plus éminents spécialistes du compositeur polonais dans le monde, rend hommage, dans un entretien exclusif accordé à Ici Beyrouth, au messie de la musique romantique.
Le musicologue suisse Jean-Jacques Eigeldinger
Dans la nécrologie dédiée à Chopin, rédigée par Hector Berlioz (1803-1869) et parue dans les colonnes du Journal des Débats le samedi 27 octobre 1849, un terme particulier s'impose d'emblée, celui de «poète». Cette qualification, éminemment puissante et d'un raffinement décidément trop exquis pour être accordé à tous les compositeurs de l'ère romantique, revêt une pertinence singulière lorsqu’elle est apposée au maître polonais. Quels éléments fondent cette distinction: s'agit-il de la pesante oppression sur sa Pologne natale, des tourments qui ont ponctué sa vie sentimentale, de sa santé chancelante, ou encore de son incessante quête d'une identité musicale personnelle? Ces divers facteurs ont-ils concouru à forger l’aura poétique qui enveloppe son œuvre?
«Chopin, poète du piano» est un topos qui s’est installé de son vivant (Balzac, Heine, Berlioz, etc.) pour se répercuter jusqu’à nous: la plus célèbre biographie du musicien, constamment rééditée depuis un siècle, celle de Guy de Pourtalès, ne s’intitule-t-elle pas Chopin ou le Poète? Or cette qualification semble renvoyer aussi bien à l’image de la personnalité du musicien, qu’à ses compositions et à son jeu pianistique. Improvisateur de génie, Chopin a tourné le dos, dès l’âge de 25 ans, à la carrière de virtuose (ses œuvres avec accompagnement d’orchestre témoignent de cette ambition première) pour se consacrer exclusivement à la composition et à l’enseignement de son instrument. C’est son inépuisable talent d’improvisateur qui a contribué à faire de lui l’âme de réunions musicales choisies tant à Varsovie qu’à Vienne, puis surtout à Paris, où les salons réclamaient volontiers ses Mazurkas, teintées de la fierté et de la douleur nationales, et ses Nocturnes qui ouvraient d’infinis espaces de rêverie et de mélancolie. Or Berlioz note dès 1833: «Il n’y a guère que Chopin lui-même qui puisse jouer sa musique et lui donner ce tour original, cet imprévu qui est un de ses charmes principaux: son exécution est marbrée de mille nuances de mouvement dont il a seul le secret et qu’on ne pourrait indiquer». Poète de l’instant, du kairos, dont la notation exigeante ne rend pas toutes les nuances du jeu – d’où, pour nous autres, ses éditeurs (A New Critical Edition, Peters, Londres), la quasi-impossibilité de proposer un texte unique, définitif, de ses œuvres en perpétuel devenir.
Évoquant le jeu de Chopin, Balzac écrit: «C’était une âme qui se manifestait par des sons divins où dominait une douceur mélancolique» (L’Envers de l’histoire contemporaine). Une âme de poète.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) est souvent célébré pour son approche révolutionnaire et héroïque, qui met en exergue son art à exprimer la lutte contre le destin à travers ses compositions. Franz Schubert (1797-1828) explore la pureté mélodique et la profondeur émotionnelle, mais adopte une perspective moins tourmentée que celle de Chopin. En revanche, l’œuvre de Franz Liszt (1811-1886) reflète une virtuosité flamboyante, repoussant les limites de l'exécution pianistique. Quant aux compositeurs postromantiques, ils assimilent la complexité mosaïque de l'ère romantique tout en y apportant leurs propres couleurs. Qu'est-ce qui distingue Chopin de tous ces compositeurs?
Chopin est le seul génie de son siècle à avoir composé exclusivement pour le piano: au point que Liszt ou George Sand ont eu à défendre le titre de «compositeur» pour celui qui n’avait écrit ni opéras, ni oratorios, ni symphonies, comme le faisaient maints contemporains. Mais Chopin n’appartient pas non plus à la catégorie des pianistes compositeurs qui multiplient les pots-pourris et autres pièces propres à faire briller les virtuoses de concerts. Son statut reste singulier, unique, isolé. Avec cela, il reste le plus secret des musiciens de son temps.
Mis à part Rossini qu’il savait par cœur dès l’adolescence, puis Bellini révélé à Paris en 1831, Chopin s’est relativement peu intéressé aux mouvements musicaux de son temps, à l’inverse de Liszt: Berlioz l’a laissé plutôt froid, Mendelssohn tiède et Schumann totalement silencieux. Rien ne lui est plus étranger que les grands effets de la musique à programme. C’est qu’il n’a cessé de vénérer les dieux que lui avaient inculqués ses maîtres à Varsovie: J.S. Bach et Mozart, dont l’étude a constamment vivifié son évolution stylistique. «Chopin était classique de sentiment et d’opinion, tout en étant romantique d’imagination», déclarait Georges Mathias, l’un de ses élèves. À cette balance esthétique vient s’ajouter la double orientation parentale: un reflet de l’esprit des Lumières hérité de son père, la poésie slave des chansons polonaises fredonnées par sa mère. D’un côté une logique ferme et radicale s’incarne dans son enseignement novateur du piano, de l’autre des fibres créatrices tissent une œuvre à l’ombre du żal (un terme polonais se traduisant en français par chagrin, NDLR) national.
Chopin demeure étroitement associé à l'image du compositeur ayant brillamment célébré le piano dans la majeure partie de son œuvre, se consacrant exclusivement à cet instrument à l'exception de quelques compositions (la Grande Fantaisie sur des airs polonais, le Krakowiak et les Variations sur La ci darem), et ses deux concerti pour piano et orchestre. Quel est le secret de l’attachement du compositeur polonais au piano?
J’ai tenté d’évoquer le mystère en ces termes:
«Le piano est en quelque sorte l’alter ego de Chopin: le médium de sa communication avec d’autres mondes, avec lui-même, avec autrui. Il est le reflet de son être, le confident de son âme, le lieu de sa création, le truchement de son lien avec la société – à travers le concert, la vie des salons, l’enseignement. L’instrument lui sert aussi de catharsis: «Dans les salons, je semble calme, mais rentré chez moi, je fulmine sur le piano», écrit-il de Vienne le jour de Noël 1830. Dans la conscience collective, Chopin représente l’incarnation par excellence du piano; il est synonyme de piano. On ne connaît aucune composition de lui qui ne comprenne pas une partie de piano (il laisse moins de vingt mélodies, toutes sur des poèmes polonais, qu’il ne destinait pas à la publication). Mais il a fait chanter le piano comme personne, ni avant, ni après lui. L’instrument est sa voix, à proprement parler. Assis au piano, il se contente d’être, il ne joue pas; voilà pourquoi il reste inimitable, incomparable. «C’est quelque chose de tellement à part que l’on ne reconnaît pas l’instrument sous ses doigts», note une élève russe; «L’instrument qu’on entendait quand Chopin jouait n’a jamais existé que sous les doigts de Chopin», confirme un élève français».
(Chopin ou l’œuvre en progrès in Chopin et son temps, Berne, Peter Lang, 2016, p.15-16).
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