Frédéric Chopin, une âme de poète (2/2)

 
Parmi les grandes figures musicales que l’Europe du XIXe siècle a vu éclore, Frédéric Chopin (1810-1849) demeure incontestablement le «poète» du piano. Il a délibérément choisi l’instrument-roi comme moyen quasi exclusif pour explorer et sublimer les nuances de la musique romantique où s’infusent les passions, le spleen, la révolte, le désespoir, l’exubérance et l’exaltation. Sa vision musicale s’enrichit de sensibilités fertiles en audace, d’un charme mélancolique, d’épanchements lyriques, de la griserie du rythme et de la passion, d’une fougue héroïque resplendissante, ainsi que d’harmonies précieuses et tendres. «On le reconnaît jusque dans les silences, à sa respiration haletante», comme le fait remarquer Robert Schumann (1810-1856).  Par ailleurs, Chopin s’est affirmé comme le chantre de la Pologne, son pays natal, souffrant sous l’oppression au cours du XIXe siècle. À travers sa musique empreinte de nostalgie et de résilience, le compositeur a exprimé les aspirations et les peines de tout un peuple confronté à des périodes tumultueuses de l’histoire, notamment aux soulèvements de l’époque. Son génie musical a ainsi servi de voix poignante pour la quête de liberté et d’identité nationale de la Pologne. Au-delà de son génie musical et de son impact révolutionnaire, c’est la fusion magistrale de la virtuosité, avec une profonde expressivité, qui caractérise l’héritage inégalé de Chopin dans le monde de la musique classique.
À l’occasion de la commémoration de la naissance de Chopin, le 1ᵉʳ mars, le musicologue suisse Jean-Jacques Eigeldinger, l’un des plus éminents spécialistes du compositeur polonais dans le monde, rend hommage, dans un entretien exclusif accordé à Ici Beyrouth, au messie de la musique romantique.
La dépouille de Chopin est inhumée à Paris, au cimetière du Père-Lachaise. Toutefois, le cœur du compositeur est préservé, à sa demande, dans un flacon de cristal rempli de cognac à Varsovie, dans sa Pologne bien-aimée. Cette dualité entre son lieu de repos final et son attachement profond à sa patrie se manifeste non seulement dans sa sépulture, mais aussi dans chaque œuvre qu'il a composée. Comment l'oppression vécue par la Pologne a-t-elle influencé la musique de Chopin, et de quelle manière cette influence transparaît-elle dans ses compositions empreintes d'une mélancolie poussée à son paroxysme?
À l’origine, la polonaise est une danse de l’aristocratie, et la mazurka une danse (ou chanson à danser) populaire. Avec le prince musicien M.K. Ogiński, la polonaise pour piano avait pris vers 1800 un caractère tantôt héroïque, tantôt mélancolique (Les Adieux à la patrie), de victoire ou d’abattement. Chopin saura s’en souvenir dans le binôme de son opus 40 avec sa Polonaise triomphante en la majeur du genre «militaire» (no1), couplée avec celle en ut mineur (no2) courbée par la défaite. C’est une fierté conquérante qui anime la fameuse Polonaise dite «héroïque» op. 53, tandis que l’ultime Polonaise-Fantaisie op. 61 représente un au-delà du genre – en quelque sorte le mythe de toutes les Polognes. La mazurka, dont le caractère et l’accentuation varient au gré des provinces, a été acclimatée dans la musique de culture par Elsner et Maria Szymanowska notamment. On sait par ailleurs tout l’attachement au terroir, respiré par Fryderyk adolescent dans la campagne de Szafarnia. Les ethnomusicologues discuteront longtemps encore d’un apport – direct ou non – dans la production de Chopin.
Eloquent pour nous est ce passage d’une lettre à sa famille (été de 1845): «Je suis toujours d’un pied chez vous et de l’autre dans la chambre voisine où la maîtresse de maison [G. Sand à Nohant] travaille et, en ce moment, pas du tout chez moi, mais, comme d’habitude, dans des mondes étranges. Ce sont certainement des espaces imaginaires, mais je n’en éprouve aucune honte. Ne dit-on pas chez nous:«Il est allé en imagination au couronnement»? Et moi, je suis éperdument un vrai Mazoure, aussi ai-je sans réfléchir davantage composé trois nouvelles Mazurkas [op. 59]». Ce qui se dessine au départ de ce texte, c’est une nostalgie de la maison, de la famille, des amis et des maîtres: en un mot, le mal du pays. Chopin aura été habité par le żal tout au long de sa vie et de sa condition d’exilé. Mais il n’était pas pour cela homme à descendre dans la rue avec l’idée d’y manifester; il était bien plutôt le chantre du cercle aristocratique réuni autour du prince Adam Czartoryski – équivalent d’un roi polonais en exil. Aussi, Wilhelm von Lenz peut-il écrire (1872): «Il représentait la Pologne, sa patrie telle qu’il la rêvait, dans les salons parisiens sous Louis-Philippe, salon que son point de vue lui permettait de regarder comme une référence politique. Chopin a été l’unique pianiste politique. Il jouait la Pologne, il mettait la Pologne en musique
Dans l'ombre de la décadence artistique et culturelle à l'ère de la globalisation, l'art subit une profonde transformation, et la musique, y compris l'interprétation des œuvres de Chopin, ne reste pas indemne. De la glorieuse époque d'Arturo Benedetti Michelangeli, Arthur Rubinstein et Alfred Cortot jusqu'aux maîtres contemporains tels que Martha Argerich, Nelson Freire et Dominique Merlet, l'interprétation de Chopin a évolué. Cependant, certains pianistes semblent s'éloigner des subtilités et des émotions que Chopin avait insufflées dans ses créations. Comment percevez-vous le niveau actuel de l'interprétation de la musique de Chopin?

Alfred Cortot demeure un génie inégalé dans l’interprétation de Chopin. Sa passion, son imagination sonore, sa culture humaniste, sa vision de l’œuvre, son élan sans cesse renouvelé font de lui une figure unique. Les deux occasions où, adolescent, j’ai eu le bonheur de l’entendre en récital, continuent de diffuser leur lumière sonore de phare toujours éclairant: une première fois dans Chopin (Sonate en si mineur ; 4 Ballades) et Schumann en alternance; la seconde en hommage au seul Schumann (centenaire de 1956): Études symphoniques, Scènes d’enfants, Kreisleriana, Carnaval. En bis: L’Oiseau prophète! Peut-être Cortot aura-t-il atteint un sommet interprétatif dans Schumann, l’élu de son cœur, qui lui offrait le privilège de conjoindre élément musical et élément littéraire; il éprouvait profondément le besoin de relier son et verbe, faisant fructifier l’un par l’autre.
Tout à tour héroïque ou charmeur, le roi Arthur (Rubinstein) domine de haut, quant à lui, le répertoire des Polonaises et des Valses. Parmi les pianistes actuels, Eugen Indjic a livré des Mazurkas inimitables de charme et d’élégance naturelle; cela arrive quelquefois à Piotr Anderszewski – meilleur encore dans les Mazurkas de Szymanowski. Dominique Merlet manifeste une exigence aigüe dans son souci d’authenticité par rapport au texte musical, souci qu’il a transmis à travers son enseignement. Le jeune pianiste François Dumont conjugue harmonieusement simplicité, fluidité et engagement personnel dans les Ballades, Nocturnes et Impromptus.
À l’évidence, les multiples concours musicaux de notre temps dominent dans la distribution des cartes, chose qui ne peut convenir à toutes les sensibilités artistiques. Par rapport aux générations précédentes, la nôtre semble glisser du domaine de l’interprétation vers celui de l’exécution. Symptomatique à cet égard est la multiplication de master classes qui tendent à remplacer (?) l’ancien cours d’interprétation.
Une autre direction propre à notre époque est le retour à la formation de chambre (quatuor ou quintette à cordes) pour soutenir le pianiste dans les deux concertos et autres œuvres conçues avec accompagnement d’orchestre. Cette heureuse alternative va souvent de pair avec la résurgence du pianoforte (copies ou originaux restaurés) de diverses époques et factures dans l’idée d’approcher l’esthétique sonore des périodes classique, romantique et postromantique. Certains résultats s’avèrent parfois convaincants – dans la mesure où ils parviennent à s’affranchir quelque peu du sacro-saint «historiquement informé».
La musique exerce un effet cathartique sur son auditoire. Peut-on considérer que l'œuvre de Chopin, par la puissance émotionnelle qu'elle transmet, a le potentiel d'apaiser les tourments de l'âme humaine et, par extension, de l'humanité tout entière?
Orphée, le musicien-poète de légende, avait apporté la civilisation (arts, agriculture) à des peuplades barbares. Puisse la barbarie technologique de notre temps se voir traversée par l’essence transcendante de la musique. Chopin, certes, y compte pour beaucoup.
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