Tel un astre qui s'éteint dans le silence, Maurizio Pollini tire sa révérence, le 24 mars, pour rejoindre l'Harmonie suprême. Dominique Merlet, Gilles Cantagrel et Bernard Fournier lui rendent un hommage poignant.
Et le cierge s’éteint. Le silence. Il s'épaissit, se densifie, se fait lourd de chagrin, de spleen, de larmes. Enveloppant dans sa solennité cet instant éternel, ce silence imposant conte les derniers pas d’un artiste qui rejoint, au son ténébreux du glas, la vérité ultime. Désormais, Maurizio Pollini s'envole pour embrasser l’infini, et rendre, avec tant d’autres artistes, «à l’éternité sa constellation», comme le chantent les mots luxuriants du poète Alain Tasso en parlant de l’exégèse du souffle. Ainsi s’évaporent les dernières perles de rosée, et la scène musicale classique s'enlise dans un désert de plus en plus aride. Pourtant, dans ce silence recouvrant le départ de l’artiste, les chefs-d’œuvre ayant pris vie sous ses mains de maître demeureront des rivières de consolation pour les âmes avides, en quête de beauté, d'émotion et surtout de musique, dans un monde de plus en plus déshumanisé.
Maurizio Pollini aura été largement reconnu comme l'une des figures légendaires du piano du XXe siècle. Sa dextérité éprouvée, son art magistral du cantabile, son sens naturel de la respiration et son lyrisme à la fois nuancé et judicieusement réfléchi – loin de toute forme de sentimentalisme superflu – auront fait de lui l'un des pianistes les plus respectés et admirés de sa génération. Son éventail hétéroclite d'approches interprétatives démontre une profonde sensibilité artistique, contredisant ainsi l'accusation d'un intellectualisme froid et détaché qui lui est souvent attribué à tort. En fait, au-delà de la maîtrise technique évidente de Pollini, se manifeste un pianisme d'une finesse absolue. Sa virtuosité ne se limite pas à servir la musique, elle devient la musique elle-même, offrant un récit fluide et cohérent avec une gamme infinie de couleurs et de nuances.
Né à Milan, en 1942, le pianiste italien gravit les échelons de la renommée dès son quinzième printemps, en 1957, lorsqu’il accède à la finale du prestigieux Concours international de Genève, aux côtés de Martha Argerich et Dominique Merlet. Toutefois, ce seront ces deux derniers qui se verront attribuer le premier prix ex æquo. «J’ai malheureusement peu de commentaires à faire sur ce fameux concours du millésime 1957, car je m’étais soigneusement tenu à l’écart de toutes les rumeurs – même favorables – qui traînaient dans les couloirs», précise Dominique Merlet dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. Le pianiste octogénaire, lauréat du premier prix «Hommes», témoigne cependant de sa «grande surprise» à l'égard de cette attribution, tout en soulignant son plaisir constant à retrouver «l'étonnante» Martha Argerich. Ému, il ne dissimule pas son affliction face au décès de son «incomparable confrère», Maurizio Pollini: «J’ai énormément admiré sa haute stature musicale et je considère sa disparition comme une grande perte pour le monde musical», affirme-t-il.
En 1960, le maître italien s’impose lors du VIe Concours international de piano Frédéric Chopin, à Varsovie, et en remporte le premier prix. Parmi les jurés figurent les illustres Nadia Boulanger, Heinrich Neuhaus et Arthur Rubinstein, dont la renommée a rehaussé davantage encore la portée de cette victoire historique. «Je me rappelle ce que m’avait conté le grand Artur Rubinstein, membre du jury du concours Chopin à Varsovie en 1960, à côté de ses confrères Gilels, Richter, Michelangeli et autres, à qui il avait déclaré: “Ce jeune homme joue déjà mieux que n’importe lequel d’entre nous!”», se remémore, pour Ici Beyrouth, le musicologue chevronné, Gilles Cantagrel, éminent spécialiste de Jean-Sébastien Bach et ancien directeur de France Musique. Ce dernier rapporte que, lors des épreuves du prestigieux concours, les candidats devaient choisir une étude de Chopin parmi trois propositions. Il explique alors que lorsque Pollini fut interrogé sur son choix d'étude, il répondit simplement: «N’importe laquelle». Tandis que les autres candidats travaillaient comme des «forcenés», Pollini, lui, était plongé dans la solution de problèmes d’échecs.
Cette révélation précoce de son génie pianistique marque aussitôt le début d'une carrière exceptionnelle, jalonnée d'enregistrements salués par la critique, notamment ses interprétations magistrales des œuvres de Chopin, qui demeurent des références incontournables. «Il était pour moi plus qu’un grand interprète. Quand il jouait Chopin, Préludes, Études, Ballades, il n’interprétait pas une partition, si belle, si géniale soit-elle, il nous disait des poèmes, et avec le plus grand naturel», déclare Gilles Cantagrel, avec nostalgie. Avant d’ajouter: «Écoutez, grâce au disque, ce qu’il nous racontait en enchaînant les douze Études de Chopin: ce n’était plus du piano, ce qui pourrait être ingrat, ou des exercices de travail, mais les épisodes d’une narration d’une intense poésie, et une aventure de l’esprit». Les interprétations de Pollini embarquaient l’auditoire, selon le musicologue, dans de passionnants récits, où l'élégance se mêlait à des éclairages changeants, ponctués d'épisodes riches en drame, en festivités, en rêveries et en héroïsme. «À plus forte raison quand on l’écoutait en direct, dans une salle de concert», fait-il remarquer.
L’intransigeance, le dévouement et l’attitude quasi religieuse de Pollini envers l'intégrité de l'œuvre musicale témoignaient d’une subtilité de plus en plus rare au sein de la scène musicale contemporaine. Il avait coutume d'affirmer que «la dissociation entre les aspects techniques et musicaux de l’interprétation demeure impossible, car la technique va bien au-delà de la simple précision». En évoquant l'approche d'Alfred Cortot, qui contrastait d’ailleurs fortement avec la sienne, il soulignait que «l'imagination du maître transparaît à travers sa technique fantastique». Et c'est justement là un aspect remarquable de son parcours: ses sources d'inspiration étaient aussi diverses que son répertoire, s'étendant de Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Fréderic Chopin à Claude Debussy, et de Béla Bartók à Pierre Boulez, Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen. D'où la difficulté à le classer dans une école ou une tradition particulière. Malgré ses études auprès de Carlo Lonati, Carlo Vidusso et Arturo Benedetti Michelangeli, il ne se percevait jamais comme un simple disciple de ses mentors, mais plutôt comme un interprète au service des grands compositeurs qu'il affectionnait.
«À mes yeux, Pollini était plus beethovénien que chopinien, le plus grand chopinien étant pour moi Heinrich Neuhaus». Cette affirmation, avancée par Dominique Merlet, semble corroborer les convictions de Bernard Fournier, éminent spécialiste de l'œuvre du génie de Bonn. «Je l’ai entendu dans Bach, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Chopin, Schoenberg, Nono, entre autres, et, chaque fois, c’était un miracle de beauté et de grandeur. Mais c’est dans Beethoven – et plus spécialement dans les cinq dernières sonates – qu’il m’a apporté les plus grandes joies musicales, artistiques et, disons-le, humaines», fait remarquer le musicologue français dans un entretien avec Ici Beyrouth. Il ajoute que Pollini détenait, comme nul autre, le don de faire percevoir l’énergie et la profondeur de cette musique, mais aussi sa tendresse et sa générosité. «Il savait faire comprendre l’extrême complexité de certaines architectures (la fugue de la Hammerklavier) et faire vibrer l’âme d’une émotion et d'une volupté intenses dans les grands adagios», ajoute-t-il.
Le pianiste italien était donc, selon Bernard Fournier, en «osmose complète avec l’art de ce compositeur chez lequel s’équilibrent, comme chez aucun autre, la “pensée logique” et la “pensée affective”, pour reprendre la célèbre et pertinente distinction de Musil». Cet engouement pour l'excellence artistique et cet humble dévouement à la musique demeurent, par conséquent, une leçon à méditer pour tout musicien en quête de perfection. «Il me semble que les jeunes pianistes actuels jouent trop vite et trop “dur”. Mais peut-être aurons-nous un jour la révélation tant attendue? C’est mon vœu le plus cher! Espérons un nouvel “âge d’or”», conclut le pianiste virtuose français.
Cet hommage tire à sa fin et qui mieux que Gilles Cantagrel pour clore ce texte avec cette déclaration poignante: «Après Luigi Nono et Claudio Abbado, ses grands amis, notre merveilleux conteur s’est tu: quelle tristesse!» Riposa in pace, Maestro.
Et le cierge s’éteint. Le silence. Il s'épaissit, se densifie, se fait lourd de chagrin, de spleen, de larmes. Enveloppant dans sa solennité cet instant éternel, ce silence imposant conte les derniers pas d’un artiste qui rejoint, au son ténébreux du glas, la vérité ultime. Désormais, Maurizio Pollini s'envole pour embrasser l’infini, et rendre, avec tant d’autres artistes, «à l’éternité sa constellation», comme le chantent les mots luxuriants du poète Alain Tasso en parlant de l’exégèse du souffle. Ainsi s’évaporent les dernières perles de rosée, et la scène musicale classique s'enlise dans un désert de plus en plus aride. Pourtant, dans ce silence recouvrant le départ de l’artiste, les chefs-d’œuvre ayant pris vie sous ses mains de maître demeureront des rivières de consolation pour les âmes avides, en quête de beauté, d'émotion et surtout de musique, dans un monde de plus en plus déshumanisé.
Lyrisme nuancé
Maurizio Pollini aura été largement reconnu comme l'une des figures légendaires du piano du XXe siècle. Sa dextérité éprouvée, son art magistral du cantabile, son sens naturel de la respiration et son lyrisme à la fois nuancé et judicieusement réfléchi – loin de toute forme de sentimentalisme superflu – auront fait de lui l'un des pianistes les plus respectés et admirés de sa génération. Son éventail hétéroclite d'approches interprétatives démontre une profonde sensibilité artistique, contredisant ainsi l'accusation d'un intellectualisme froid et détaché qui lui est souvent attribué à tort. En fait, au-delà de la maîtrise technique évidente de Pollini, se manifeste un pianisme d'une finesse absolue. Sa virtuosité ne se limite pas à servir la musique, elle devient la musique elle-même, offrant un récit fluide et cohérent avec une gamme infinie de couleurs et de nuances.
Haute stature musicale
Né à Milan, en 1942, le pianiste italien gravit les échelons de la renommée dès son quinzième printemps, en 1957, lorsqu’il accède à la finale du prestigieux Concours international de Genève, aux côtés de Martha Argerich et Dominique Merlet. Toutefois, ce seront ces deux derniers qui se verront attribuer le premier prix ex æquo. «J’ai malheureusement peu de commentaires à faire sur ce fameux concours du millésime 1957, car je m’étais soigneusement tenu à l’écart de toutes les rumeurs – même favorables – qui traînaient dans les couloirs», précise Dominique Merlet dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. Le pianiste octogénaire, lauréat du premier prix «Hommes», témoigne cependant de sa «grande surprise» à l'égard de cette attribution, tout en soulignant son plaisir constant à retrouver «l'étonnante» Martha Argerich. Ému, il ne dissimule pas son affliction face au décès de son «incomparable confrère», Maurizio Pollini: «J’ai énormément admiré sa haute stature musicale et je considère sa disparition comme une grande perte pour le monde musical», affirme-t-il.
Victoire historique
En 1960, le maître italien s’impose lors du VIe Concours international de piano Frédéric Chopin, à Varsovie, et en remporte le premier prix. Parmi les jurés figurent les illustres Nadia Boulanger, Heinrich Neuhaus et Arthur Rubinstein, dont la renommée a rehaussé davantage encore la portée de cette victoire historique. «Je me rappelle ce que m’avait conté le grand Artur Rubinstein, membre du jury du concours Chopin à Varsovie en 1960, à côté de ses confrères Gilels, Richter, Michelangeli et autres, à qui il avait déclaré: “Ce jeune homme joue déjà mieux que n’importe lequel d’entre nous!”», se remémore, pour Ici Beyrouth, le musicologue chevronné, Gilles Cantagrel, éminent spécialiste de Jean-Sébastien Bach et ancien directeur de France Musique. Ce dernier rapporte que, lors des épreuves du prestigieux concours, les candidats devaient choisir une étude de Chopin parmi trois propositions. Il explique alors que lorsque Pollini fut interrogé sur son choix d'étude, il répondit simplement: «N’importe laquelle». Tandis que les autres candidats travaillaient comme des «forcenés», Pollini, lui, était plongé dans la solution de problèmes d’échecs.
Aventure de l’esprit
Cette révélation précoce de son génie pianistique marque aussitôt le début d'une carrière exceptionnelle, jalonnée d'enregistrements salués par la critique, notamment ses interprétations magistrales des œuvres de Chopin, qui demeurent des références incontournables. «Il était pour moi plus qu’un grand interprète. Quand il jouait Chopin, Préludes, Études, Ballades, il n’interprétait pas une partition, si belle, si géniale soit-elle, il nous disait des poèmes, et avec le plus grand naturel», déclare Gilles Cantagrel, avec nostalgie. Avant d’ajouter: «Écoutez, grâce au disque, ce qu’il nous racontait en enchaînant les douze Études de Chopin: ce n’était plus du piano, ce qui pourrait être ingrat, ou des exercices de travail, mais les épisodes d’une narration d’une intense poésie, et une aventure de l’esprit». Les interprétations de Pollini embarquaient l’auditoire, selon le musicologue, dans de passionnants récits, où l'élégance se mêlait à des éclairages changeants, ponctués d'épisodes riches en drame, en festivités, en rêveries et en héroïsme. «À plus forte raison quand on l’écoutait en direct, dans une salle de concert», fait-il remarquer.
Attitude quasi religieuse
L’intransigeance, le dévouement et l’attitude quasi religieuse de Pollini envers l'intégrité de l'œuvre musicale témoignaient d’une subtilité de plus en plus rare au sein de la scène musicale contemporaine. Il avait coutume d'affirmer que «la dissociation entre les aspects techniques et musicaux de l’interprétation demeure impossible, car la technique va bien au-delà de la simple précision». En évoquant l'approche d'Alfred Cortot, qui contrastait d’ailleurs fortement avec la sienne, il soulignait que «l'imagination du maître transparaît à travers sa technique fantastique». Et c'est justement là un aspect remarquable de son parcours: ses sources d'inspiration étaient aussi diverses que son répertoire, s'étendant de Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Fréderic Chopin à Claude Debussy, et de Béla Bartók à Pierre Boulez, Luigi Nono et Karlheinz Stockhausen. D'où la difficulté à le classer dans une école ou une tradition particulière. Malgré ses études auprès de Carlo Lonati, Carlo Vidusso et Arturo Benedetti Michelangeli, il ne se percevait jamais comme un simple disciple de ses mentors, mais plutôt comme un interprète au service des grands compositeurs qu'il affectionnait.
Beethovénien ou Chopinien ?
«À mes yeux, Pollini était plus beethovénien que chopinien, le plus grand chopinien étant pour moi Heinrich Neuhaus». Cette affirmation, avancée par Dominique Merlet, semble corroborer les convictions de Bernard Fournier, éminent spécialiste de l'œuvre du génie de Bonn. «Je l’ai entendu dans Bach, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Chopin, Schoenberg, Nono, entre autres, et, chaque fois, c’était un miracle de beauté et de grandeur. Mais c’est dans Beethoven – et plus spécialement dans les cinq dernières sonates – qu’il m’a apporté les plus grandes joies musicales, artistiques et, disons-le, humaines», fait remarquer le musicologue français dans un entretien avec Ici Beyrouth. Il ajoute que Pollini détenait, comme nul autre, le don de faire percevoir l’énergie et la profondeur de cette musique, mais aussi sa tendresse et sa générosité. «Il savait faire comprendre l’extrême complexité de certaines architectures (la fugue de la Hammerklavier) et faire vibrer l’âme d’une émotion et d'une volupté intenses dans les grands adagios», ajoute-t-il.
Le pianiste italien était donc, selon Bernard Fournier, en «osmose complète avec l’art de ce compositeur chez lequel s’équilibrent, comme chez aucun autre, la “pensée logique” et la “pensée affective”, pour reprendre la célèbre et pertinente distinction de Musil». Cet engouement pour l'excellence artistique et cet humble dévouement à la musique demeurent, par conséquent, une leçon à méditer pour tout musicien en quête de perfection. «Il me semble que les jeunes pianistes actuels jouent trop vite et trop “dur”. Mais peut-être aurons-nous un jour la révélation tant attendue? C’est mon vœu le plus cher! Espérons un nouvel “âge d’or”», conclut le pianiste virtuose français.
Cet hommage tire à sa fin et qui mieux que Gilles Cantagrel pour clore ce texte avec cette déclaration poignante: «Après Luigi Nono et Claudio Abbado, ses grands amis, notre merveilleux conteur s’est tu: quelle tristesse!» Riposa in pace, Maestro.
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