48 ans après les faits, l'attaque meurtrière contre la ville de Damour en janvier 1976 reste une plaie béante dans la mémoire collective libanaise. Un trauma profond sur lequel se penche avec courage et lucidité Zeina Zerbé, psychologue clinicienne et psychothérapeute psychanalytique, dans son ouvrage Damour: L'assaut, le massacre et la chute de la ville. Fruit d'un minutieux travail d'interviews avec les acteurs et témoins de l'époque, cette enquête de longue haleine nous plonge au cœur de l'un des épisodes les plus sombres de la guerre civile libanaise. Mais au-delà de la reconstitution factuelle des événements, c'est une véritable radiographie des âmes que nous propose Zeina Zerbé, armée de sa grille de lecture psychanalytique. Un décryptage inédit et nécessaire pour comprendre les rouages de la violence, panser les blessures et œuvrer à la réconciliation nationale.
Jour après jour, Zeina Zerbé retrace la montée inexorable des tensions qui ont conduit à l'attaque de Damour par des factions palestiniennes et des groupes de la gauche libanaise. Une lunette grossissante qui scrute les mécanismes psychologiques à l'œuvre, de l'angoisse rampante des habitants face aux menaces extérieures jusqu'aux traumatismes des rescapés, hantés à jamais par les atrocités vécues. Les témoignages glaçants des survivants, recueillis avec empathie et rigueur analytique, explosent à la figure du lecteur. Scènes d'horreur d'une rare cruauté, récits déchirants de familles décimées sous les balles et les flammes...
À travers ces mémoires individuelles se dessine le portrait d'une ville martyre, victime expiatoire des déchirements libanais et de la froide stratégie du régime syrien.
Car Zeina Zerbé ne se contente pas d'ausculter les plaies: elle traque les responsabilités, interroge les motivations des bourreaux comme leurs liens avec Damas. Son analyse psychologique des dynamiques de groupe met ainsi en lumière le poids probable des directives venues d'en haut dans la bascule vers la barbarie. Une piste à contre-courant du récit dominant, qui va chercher les causes du déchaînement de violence au-delà des clivages communautaires. L'auteure en est convaincue: l'instrumentalisation cynique des antagonismes confessionnels par la Syrie a joué un rôle majeur dans le drame de Damour. Une thèse forte qui bouscule le roman national et les représentations manichéennes façonnées dans l'après-guerre.
Mais Damour n'est pas qu'un livre d'histoire ou de psychologie. C'est aussi et surtout un formidable outil de résilience, un baume réparateur posé avec délicatesse sur les cicatrices béantes. En redonnant une voix aux victimes, en explorant sans concession les zones d'ombre, en nouant le dialogue entre les mémoires éclatées, Zeina Zerbé accomplit un véritable travail de suture. Elle dessine les contours d'une indispensable catharsis collective, seule à même de prémunir le Liban contre le retour des vieux démons.
Interrogée sur la portée thérapeutique de son travail d'écriture, l'auteure souligne que «l'un de [ses] objectifs est de nous dégager en tant que peuple libanais du non-dit et du poids du silence mortifère imposé par le système politique en place». En prêtant son écoute psychanalytique aux effets sidérants du travestissement de la loi et au glissement insidieux dans la haine, la cruauté et la barbarie, Zeina Zerbé a permis que l'Histoire du massacre de Damour soit «reconnue comme ayant, en effet, eu lieu, comme ayant été vécue». Quant à l'impact réparateur pour les victimes et leurs descendants, «il appartient davantage aux habitants de Damour, ainsi qu'aux personnes qui ont pris part à l'attaque de Damour, de le juger», estime-t-elle.
Son message, entre les lignes, est un vibrant plaidoyer pour la reconnaissance mutuelle des souffrances, préalable essentiel à toute réconciliation nationale. C'est là tout l'enjeu du travail de mémoire: libérer une parole trop longtemps étouffée, archiver les souvenirs pour mieux les dépasser, permettre enfin aux victimes de faire leur deuil. Car c'est seulement en regardant lucidement son passé que le Liban pourra construire un avenir apaisé.
Il faut dire qu'aucune investigation sur le massacre de Damour n'a été conduite à ce jour par l'État libanais. Comme le souligne Zeina Zerbé dans son ouvrage, «si les parents et descendants des personnes tuées savent vaguement aujourd'hui où leurs morts assassinés ont été enfouis, sans prélèvements d'ADN ni identifications des corps, ils ne sont toujours pas en mesure, 48 ans plus tard, de leur rendre justice et dignité, de leur offrir une sépulture et de parachever pleinement leurs deuils.» Dans la fosse commune de Damour, «reposent ainsi aujourd'hui collectivement, les corps non identifiés des personnes tuées et de ce lieu jaillit, en permanence, les petits cris des fantômes de Damour qui chuchotent au-dessus de la ville, l'effroyable histoire de leur massacre.»
Mais faut-il vraiment s'étonner de l'absence criante de l'État libanais dans ce dossier? Après tout, il n'a jamais cessé d'être aux abonnés absents, délaissant son rôle de garant de la justice et de la mémoire collective. C'est justement pour pallier ce manque abyssal que se substituent à lui des initiatives personnelles à l'instar du travail remarquable de Zeina Zerbé. Une démarche salutaire qui tente de combler le vide laissé par un État défaillant et de redonner une voix aux victimes oubliées.
Mais un autre Damour pourrait-il encore advenir dans un Liban toujours sous tension? L'Histoire est-elle condamnée à se répéter invariablement? Pour Zeina Zerbé, force est de constater que «l'Histoire de Damour prend place aujourd'hui au Liban en continu.» Elle énumère les multiples facettes de cette réactualisation perpétuelle: l'impunité, le crime politique, l'assassinat de politiciens et de journalistes, l'intimidation d'activistes, l'explosion du 4 août 2020, la paralysie du système judiciaire, la violation de l'intégrité territoriale par le Hezbollah, la déliquescence de l'État libanais et la forclusion de la loi et des institutions.
En racontant l'indicible, en explorant les noirceurs de l'âme humaine, Zeina Zerbé pose les jalons d'une mémoire partagée, d'un «plus jamais ça» salvateur. Son livre est un rempart contre l'oubli, un cri d'alerte pour que les errements du passé ne se reproduisent pas. Un message plus que jamais d'actualité dans un Liban toujours en proie à ses vieux démons.
Illustré par les clichés saisissants du reporter allemand présent sur place en 1976, l’ouvrage échappe à tout sensationnalisme et impressionne par sa justesse de ton. L’auteure confie avoir matière dense à publier un second volet sur les séquelles à long terme du drame, soigneusement consignées à cet effet. Puisse-t-elle trouver l’énergie nécessaire pour poursuivre cette œuvre essentielle et éclairer les ombres portées de Damour sur un Liban toujours convalescent.
Damour. L’assaut, le massacre et la chute de la ville de Zeina Zerbé, Saer el-Mashreq, 2024, 180 p.
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