«Iriez-vous jusqu’à sacrifier 10.000 Gazaouis innocents pour libérer 100 prisonniers?»
«J’irais jusqu’à en sacrifier 100.000», répondit Yahia Sinwar à son dentiste-geôlier.
La scène s’était passée à l’infirmerie du centre de détention israélien où le leader palestinien purgeait sa peine1. Et ce médecin, qui avait noué des rapports avec les patients qu’il soignait, d’ajouter, en ce qui concerne les affiliés au Hamas: «Leur notion du temps est différente de la nôtre, tout comme est différente leur estimation du prix du sang à verser pour atteindre un but. N’est-ce pas que toute personne qui meurt dans leurs rangs est un martyr? Leur combat est un combat au nom de Dieu.»2
Pour ce qui est de la dissuasion
Israël est parti pour des guerres sans fin. Il a beau exciper de ses droits fonciers quant à la Terre promise par Yahvé, il y aura toujours des martyrs en puissance pour récuser au nom d’Allah ses prétentions bibliques. Dans ce cas, comment établir une paix définitive et viable, et comment l’État hébreu pourra-t-il prévenir conjurations et attentats face à de tels adversaires? Peut-on songer à la dissuasion réciproque? Difficilement, cette dernière notion impliquant une certaine «rationalité» dans les agissements des belligérants. Elle consiste à «menacer un adversaire d’avoir recours à la force, afin de le décourager à entreprendre une action indésirable, soit en le menaçant de représailles (dissuasion par représailles) soit en le persuadant que ses objectifs sont voués à l’échec (dissuasion par interdiction)». Cela dit, Israël peut envisager ladite rationalité dans ses rapports avec l’Iran, mais certainement pas avec le Hamas, tant que le leader militaire de ce mouvement semble disposé à sacrifier 100.000 innocents pour arriver à ses fins. Les plus de 200 jours à Gaza nous en ont donné la preuve sanglante. Ce sont les civils gazaouis, non les guérilleros de Sinwar, qui ont atteint en pourcentage de victimes, et de loin, le taux le plus élevé.
Le Hezbollah disposé à sacrifier 100.000 Libanais?
Si une guerre ouverte éclate entre Israël et l’Iran, le Hezbollah n’hésiterait pas à entrer dans la danse avec tout son arsenal et tous ses effectifs humains. Il le ferait sur instruction de Téhéran, comme dans l’enthousiasme pour marquer sa gratitude à l’égard de ses mentors. La doctrine de la Moumanaa, celle de l’unité des fronts (wehdat al-sahat), jouerait à fond la caisse et tous azimuts pour le cas où l’empire des mollahs serait menacé. Seulement voilà, l’inverse n’est pas vrai. En 2006, l’Iran n’a pas bougé militairement pour soulager le Hezb, ce détachement supplétif qu’il avait lui-même créé pour remplir certaines besognes. Si une guerre ouverte se déclarait au Liban-Sud, Téhéran ne prendrait aucune mesure dans le Golfe persique et le Liban se ferait hacher impitoyablement par la machine de guerre de l’État hébreu. Dans le meilleur des cas, Khamenei ferait appel aux Houthis pour perturber la navigation maritime à Bab el-Mandab. Et probablement que des déclarations galvanisantes seraient transmises sur les ondes pour souligner la solidarité indéfectible de La République islamique avec les jihadistes du sud libanais, ce que l’on désigne par lip service en langage diplomatique. Mais il ne faudrait pas s’attendre à plus!
Rationalité et déni
Comme le signale Nicholas Blanford, le Hezbollah est «inquiet de la supériorité technique israélienne, qui est probablement couplée à des capacités accrues en matière d’intelligence humaine, les agents étant plus faciles à recruter»3. Et d’ailleurs, sans gagner un pouce de terrain, la milice chiite a déjà perdu plus de 250 combattants, alors que les villages du Liban-Sud se vident, abandonnés qu’ils sont par leurs habitants qui vont ici ou là grossir le nombre des réfugiés. Le Hezbollah ne peut, objectivement, ni lui ni le terreau humain dans lequel il se meut, tenir le coup d’une guerre d’usure. Le temps joue en sa défaveur. Il ne l’ignore pas, mais il vit un état de déni. Comment lui parler de rationalité quand il est sous emprise iranienne? Il ne pourra s’accommoder de la résolution 1701 à moins d’y être forcé, comme il le serait à la suite d’un désastre militaire.
La vallée des larmes
Y a-t-il un tragique chiite comme il y eut un tragique grec? Le sort n’a pas toujours souri à la communauté duodécimaine. Malmenés par l’histoire, les chiites arabes sont restés attachés à leur croyance et, quand il le fallait, ont fait preuve de résilience. Mais c’est à se demander s’ils ne sont pas victimes d’une fatalité qui s’acharne sur eux, ou plutôt s’ils ne se mettent délibérément dans des situations qui sont autant d’impasses dont ils ne peuvent s’extirper...
[email protected]
- Ayelett Shani, «I asked Sinwar, is it worth it 10,000 innocent Gazans dying? He said, even 100,000 is worth it», Haaretz, 13 avril 2024.
- Ibid.
- Sibylle Rizk, «Après sept mois d’affrontements, le Hezbollah avance sur une corde raide», Le Figaro, 29 avril 2024.
Lire aussi
Commentaires