Troubles dans les campus, la sociologie critique d’une radicalisation 

L’émergence brutale des radicalités sur certains campus américains et leurs répliques européennes est un phénomène qu’on pouvait discerner dans le cadre d’une radicalisation sociétale plus large qui s’effectuait au gré des mutations protéiformes qui se sont emparées des sociétés contemporaines. Les clivages idéologiques d’antan ont été recyclés et réinterprétés à partir des interdépendances et des dynamiques créées par la faillite en cascade des États, les implosions géopolitiques, la binarité équivoque du "Sud global" et des pays du Nord, le changement climatique et ses effets inducteurs multidimensionnels, les trajectoires accélérées des migrations internationales, les restructurations du marché du travail opérées sous l’influence de l’économie informationnelle, les nouvelles dialectiques qui structurent les rapports entre la souveraineté étatique et les modulations de la gouvernance mondiale, les dérives du capitalisme financier et ses effets délétères, les droits de l’homme et leurs ré-appropriations idéologiques, l’idéologie des conflits emblématiques, les reconfigurations politiques du fondamentalisme religieux et de l’islam radical, la réédition des cassures inter-générationnelles à partir d’un nouveau répertoire (styles de vie, orientation sexuelle, enjeux bio- éthiques ...), et la mise en scène immédiate rendue possible par les réseaux sociaux…
La mort de la gauche traditionnelle et de son récit idéologique à dominante marxiste, la débâcle du communisme et la fin de la guerre froide,l’éclatement des partis de gauche, les faillites d’États, la montée des revendications ethno-nationalistes et les remaniements géopolitiques ont donné lieu à la doxa de la "fin de l’histoire", du "clash des civilisations", et du triomphe de l’économie du marché et de leurs rapports aux vagues de démocratisation qui ont eu lieu. Ces changements ont également mis en lumière les nouvelles formes de la marginalisation socio-économique, de l’expansion mondialisée de la criminalité organisée, et de la résurgence abrupte des fondamentalismes religieux et idéologiques qui expliquent largement ces "mouvements de rage" qui tranchent par leurs convulsions brutales, leur caractère inchoatif, et la logomachie idéologique avec ses binarités manichéennes (dominé-dominant), ses schématismes explicatifs qui surfent sur des réalités complexes en vue d’accommoder une certaine vision idéologique, le télescopage des faits et leur décontextualisation, et la réhabilitation des idéologies victimaires et ses mécanismes électifs de cooptation. Tout cela a été rendu possible par les travestissements idéologiques du discours en sciences sociales et les schémas caricaturaux des théories post-coloniales.
Appartenant à la génération qui a succédé aux frénésies idéologiques de Mai 68 en France et ses décalques à l’université de Berkeley en 69, j’ai eu la chance de lire dès 1972 et de fréquenter les séminaires de Raymond Aron en 1976-1977 (les marxismes imaginaires, l’opium des intellectuels… ) et de suivre le déplacement du curseur intellectuel avec les travaux de Raymond Boudon, Alain Touraine, Bertrand de Jouvenel, Jean Baechler, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Michel Villey, Dominique Schnapper…..,. Alors que la sociologie américaine se débattait entre des études empiriques stimulantes et les dérapages idéologiques des "Cultural Studies" propulsés par la "French Theory" contrebalancées par la fécondité de la philosophie politique (John Rawls, Michael Walzer, Michael Sandel, Alexander MacIntyre, William Galston, Thomas Pogge, Alan Buchanan, Will Kymlicka, Benjamin Barber… ) et ses contreparties allemandes (Jürgen Habermas, Ottfried Höffe, Hermann Lübbe, Helmuth Plessner, Hans Joas, Jan-Werner Müller, Axel Honneth…). Il  suffit de lire de livre d’Allan Bloom, “the Closing of the American Mind” (1987) pour saisir la trame idéologique du radicalisme dans le milieu universitaire américain de l’époque. En récapitulant le lexique des rébellions estudiantines en cours, on retrouve à l’identique la logorrhée idéologique d’antan truffée de la traverse idéologique de l’"intersectionnalité" avec ses effets exorcisants qui dispensent de toute réflexion sur la complexité des enjeux, et qui correspondent à des affects de nature psychotique qui servent d’écran par rapport aux réalités.
L’homothétie entre les mouvements estudiantins des années 60 des deux côtés de l’Atlantique, et ceux auxquels on assiste à l’heure actuelle, se laisse circonscrire, sur les plans idéologiques et institutionnels, à partir de la prédominance de la vision manichéenne, du moralisme pharisaïque, de la propension nihiliste, et de la volonté d’annexer la doxa et les espaces universitaires au discours de la gauche radicale. L’occupation par la force des locaux, la stratégie des campings mobiles (encampments), et les pratiques "eugénistes" qui consistent à sélectionner les populations universitaires selon des critères de compatibilité idéologique qui correspondent aux campagnes de purification idéologique caractéristique du bolchevisme, du nazisme et du maoïsme et de la terreur idéologique réminiscente de la “Juden Raus” des nazis et ses répliques actuelles (Palestine de la rivière jusqu’à la mer, les sionistes n’ont pas droit à la vie, il faut détruire l’État d’Israël, rentrez en Pologne…. ), la traque des étudiants juifs sur les campus de l’Ivy League, l’anti-sémitisme décomplexé, l’imposition d’une orthodoxie idéologique sur les campus, et la transformation des espaces académiques en terrains de prosélytisme, de chasse aux sorcières, et d’inquisition intellectuelle.
Mon expérience d’universitaire qui fréquente les campus américains depuis quatre décennies m’a beaucoup appris sur les dérives de cette psychose à l’œuvre propre aux études post-coloniales et leurs monomanies. La volonté de transformer les campus en lieu d’endoctrinement idéologique, de zones de combat politique, et de battre en brèche l’indépendance et la neutralité axiologique des espaces universitaires illustrées par les mouvements sauvages d’occupation des campus, dénotent des dérives totalitaires inquiétantes qui sont communes aux politiques de subversion bolchevique, wokiste, et islamiste. La convergence des trois, loin de relever de la coïncidence, correspond aux modulations du totalitarisme contemporain et de ses figures structurantes. La mainmise sur les campus correspond à un mouvement symétrique, celui des stratégies de conquête des administrations universitaires par les wokistes, la prévalence du discours post-colonial illustré par les présidentes de Harvard, MIT et de l’université de Pennsylvanie (Claudine Gay, Sally Kornbluth, Liz Magill), la sélection idéologique du corps enseignant, l’investissement des associations professionnelles et l’imposition de la doxa post-coloniale: le cas de la MESA (Middle Eastern Studies in Northern America) et de l’ASMEA (Association for the Study of the Middle East and Africa) fondée par Bernard Lewis et Fouad Ajami afin de contrecarrer la mainmise, illustre la gravité des conflits et la césure des champs épistémiques.

les supercheries idéologiques inspirées par l’"Orientalism" d’Edward Said qui s’est contenté de colporter les théories "sociurgiques" du pouvoir de Michel Foucault et le dé-constructionisme de Jacques Derrida pour les plaquer sur des champs d’études auxquels, il ne connaissait rien, vu que ce n’était pas son domaine. Edward Saïd ne connaissait ni les corpus, ni les champs épistémologiques, ni les terrains d’investigation, ni les langues, ni la production scientifique dans ces domaines*. Le fait de s‘emparer de l’Islam auquel il ne connaissait rien (covering Islam) et d’en faire la plaque tournante de sa critique de tout un champs de savoir (langues sémitiques, études comparées des religions monothéistes, corpus juif, corpus du christianisme oriental, corpus de l’islam classique, études hébraïques et bibliques, etudes phéniciennes, études mésopotamiennes, études persanes, études arméniennes, paléo-chrétiennes, hindoues, hindou-boudhistes, japonaises et chinoises, … ) en dit long sur le télescopage idéologique et historique, et sur les téléologies fallacieuses des études post-coloniales. Le fait de réduire le travail gigantesque d’érudition et de créativité scientifique dans ces domaines à de la production idéologique, en vue de justifier des rapports de domination coloniale, relève de l’imposture intellectuelle et de la malhonnêteté. Lorsqu’Henri Desroches avait mis au point le concept de "sociurgie" pour décrire la capacité magico-religieuse de créer du social, il parlait non pas d’un culte de possession mais celui d’une prise de possession qui désigne parfaitement la production idéologique des études post-coloniales avec leurs différentialismes absolutisés, leurs clôtures raciales et sexuelles, leurs culturalismes réifiants et leurs essentialismes qui ne faisaient, en réalité, qu’édifier le panopticon idéologique du nouveau totalitarisme et de ses relents profondément nihilistes.
Cette hystérie anti-israélienne procède d’un héritage idéologique obvie, celui de la question palestinienne comme étendard idéologique annexé, dès les années 60, par les mouvances marxistes, les acteurs de la guerre froide et leurs relais terroristes (Baader Meihnoff, Brigada Rota, Japanese Revolutionary Army, Carlos le chacal…). Les événements qui ont succédé au pogrom du 7 octobre 2023, et à la guerre de Gaza ne sont que des motifs idéologiques, des performatifs, des memes, et des trolls dont on se sert en vue de monter en scène des scénarios idéologiques et des plateformes de mobilisation qui correspondent aux conflits identitaires de la gauche woke. Cette mouvance estudiantine ne s’embarrasse pas des faits empiriques, de la politique de puissance iranienne, des objectifs politiques du Hamas, de la déclaration de guerre qu’est le massacre collectif des juifs israéliens, des tueries de masse, des rites de viol collectif des femmes, des tortures et des mutilations sexuelles (amputation des seins, excision de vagins, orgies funéraires) qui selon Judith Butler, l’idéologue juive du transgenre, correspondent à une lutte de libération nationale. Dès lors, le droit d’Israël à la riposte est remis en question au nom du droit international invoqué comme alibi pour neutraliser les prérogatives d’un État souverain qui défend son intégrité territoriale et la sécurité de ses citoyens.
Sinon, l’instrumentalisation de la population civile palestinienne à Gaza comme boucliers humains, et l’usage discrétionnaire des infrastructures hospitalières, éducationnelles, religieuses et sociales et des galeries souterraines à des fins militaires par Hamas (qui gouverne par la terreur le district de Gaza depuis le putsch sanglant de 2007.), est un détail sur lequel les étudiants de la gauche radicale ne s’appesantissent pas parce que la restriction mentale oblige. La remontée idéologique et sélective aux origines du conflit israélo-palestinien, le sabordage de tout un legs d’accords internationaux négociés, et des médiations américano-saoudiennes en cours, en vue d’aboutir à une paix juste basée sur la reconnaissance mutuelle et le droit à l’autonomie nationale, impulsé par les extrémistes israéliens et palestiniens, sont des détails insignifiants par rapport à la vision elliptique des théories néo-coloniales et les idéologies de service. Ce qui compte ce sont les enfermements psychotiques, les panopticons idéologiques, et les stratégies de mobilisation et de subversion. Autrement, les bigarrures de cette alliance entre la gauche radicale, les mouvements LGBT et les islamistes, ne font que répercuter les agendas respectifs d’une gauche totalitaire qui veut détruire l’État de droit et le faire remplacer par les élucubrations d’un imaginaire totalitaire altermondialiste, les délires psychotiques des idéologies du genre qui sont loin de correspondre au registre des droits et des libertés individuelles propres à l’État de droit, et les projections des islamistes, nouvellement implantés dans les démocraties occidentales, qui veulent en contester la légitimité au nom de l’Oummah islamique comme principe de totalisation et d’universalité.
Somme toute, la gauche totalitaire et ses outils de bricolage, entendent user des espaces universitaires comme des plateformes de subversion: l’instrumentalisation de la question palestinienne n’en est que le prétexte. Il s’agit d’une stratégie bolchevique bien éprouvée, celle des agit-prop et des minorités agissantes qui veulent détruire l’ordre démocratique et libéral en usant des droits et des libertés dont il est garant. Comment se fait il que des conflits aussi meurtriers et dévastateurs que ceux du Soudan et de l’Ukraine qui défrayent la chronique soient occultés, et que les revendications de trêve, de paix, et de libération soient exclusifs au conflit israélo-palestinien? La sélectivité est loin d’être accidentelle, elle se noue au croisement de la matrice opérationnelle du bolchevisme comme technique de pouvoir et idéologie totalitaire, des figurations psychotiques des théories LGBT, et de l’islamisme comme idéologie dé-territorialisée de conquête. L’État de droit est sommé de défendre ses droits, de réaffirmer sa souveraineté, et de mettre fin à des entreprises de subversion et à des délinquances sans nom.
* Je parle en ma qualité d’ancien chercheur-doctorant à l’institut d’études sémitiques au Collège de France (1979-1982).
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