À tout régime politique, son cortège de profiteurs. Comme à toute bourse, un assortiment d’agioteurs! Au Liban, certaines familles de souche patricienne se sont ruinées pour se maintenir à l’Assemblée nationale. Tout à l’opposé, certains individus se sont glissés dans l’arène publique pour en tirer des profits substantiels, allant jusqu’à instaurer des dynasties républicaines de parvenus. Ayant écarté les nouveaux pauvres qui, essoufflés, ont fini par céder la place, ces ambitieux ont su d’instinct mener parallèlement des carrières d’affairistes et de «politiciens». N’ayant pas à rendre compte comme dans les pays de règle de droit, ils ont toujours affiché, ainsi que leur marmaille, leurs fortunes indécentes acquises à l’ombre de l’état de corruption généralisée du pays.
En Orient arabe, comme partout ailleurs en Afrique, se tissent des liaisons dangereuses, et de manière débridée, entre la finance et le pouvoir. Le général Fouad Chéhab, qui vivait dans l’austérité, ne se privait pas de critiquer les «fromagistes», jusque dans les rangs de ses suiveurs et de ceux qui lui étaient acquis. Il savait trop bien que l’intérêt financier les guidait et qu’ils pouvaient manger à tous les râteliers, sans graves problèmes de conscience.
Alors l’essai de Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le diable1, bien que publié il y a quinze ans, reste d’actualité par sa dénonciation de la cupidité des élus qui tiennent notre destin entre leurs mains. Le pays va à la dérive et nous, impuissants, ne pouvons leur faire rendre gorge. Nous en sommes réduits à fulminer, l’appareil judiciaire étant décidément grippé et sélectif dans ses poursuites et condamnations.
Le flouze ou comment soudoyer
Étymologiquement, «flouze» vient du terme «foulouss» en arabe qui, lui, vient de «follis» en latin. C’est pour vous confirmer que l’argent n’a pas d’odeur et qu’il peut aisément changer de nationalité. L’Union européenne (UE), n’ayant d’autre souci que d’endiguer les flux de migrants qui se déversent dans son périmètre, a conclu des accords avec des pays comme la Turquie, à charge pour Ankara de fixer chez elle les déplacés ou réfugiés. Dans l’attente d’une solution globale du problème, ledit service n’est évidemment pas gratuit.
Vint le tour du Liban, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. n’hésita pas à se rendre en personne à Beyrouth pour nous promettre le jeudi 2 mai une aide d’un milliard d’euros. Ce serait le prix d’une action positive de notre part, à savoir empêcher les clandestins syriens de débarquer sur les côtes des pays membres de l’UE. En d’autres termes, le Liban devrait s’accommoder de la présence des migrants, sinon assurer leur implantation. Et comme pour noyer le poisson, cette commissaire a saisi l’occasion pour appeler la classe politique à l’adoption des réformes qui s’imposaient. Nullement avare de conseils, elle a déclaré, elle qui tient notre pays à cœur, que le «Liban avait besoin d’une dynamique économique positive pour offrir des opportunités à ses entreprises et ses citoyens».
Cette générosité soudaine, intitulée «programme d’aide», a été perçue, dans les cercles souverainistes, comme une tentative de «soudoyer» les responsables: il fallait bien que ces derniers ferment les yeux sur l’afflux de deux millions de Syriens dans cet espace exigu qu’est le Liban.
«Est-ce qu’on emporte la patrie à la semelle de ses souliers?»2
Un milliard de dollars! Mais il y a lieu de se sucrer au passage, et l’on oublie allégrement l’attachement à la patrie! Le jeudi de la Passion, Judas Iscariote avait trahi son maître Jésus et l’avait livré à ses ennemis. Et pour combien s’il vous plaît? Pour trente deniers d’argent, selon l’Évangile de Matthieu (26-15). À nous de faire un petit calcul mental ou de nous adresser à un bureau de change pour savoir combien cela ferait en fresh dollars d’aujourd’hui.
Mais, trêve de rappels bibliques, une opération mercantile a été conclue entre les recalés, ces démissionnaires du Grand Sérail et les marchands du temple, ces fonctionnaires de Bruxelles. En bref, on cherche à nous faire un enfant dans le dos!
Or, pas plus qu’on ne cède le territoire national en contrepartie d’une subvention financière ou son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, on n’hypothèque pas l’avenir de notre pays à la faveur d’une rétribution économique.
Et pour ajouter une note burlesque à l’opération, le bureau du chef du gouvernement sortant a déclaré que la campagne médiatique, qui s’est déchaînée contre les «accords» intervenus avec l’UE, constitue une «offense à la diplomatie libanaise sérieuse et responsable». Vous avez bien entendu: notre «diplomatie sérieuse et responsable». De quoi faire des gorges chaudes dans les chancelleries qui doivent se féliciter de l’incurie libanaise!
Et puis, et surtout, si ce don est «totalement inconditionnel», s’il a été accordé sans arrière-pensée de se défausser de la carte syrienne sur le Liban, comme on le prétend, eh bien que la commissaire européenne, Ursula von der Leyen, le dise en personne.
Si elle ne le fait pas, c’est qu’il y a anguille sous roche!3
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1- Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le diable, Flammarion, 2008.
2- Paroles de Danton, en réponse à ceux qui le pressaient de fuir pour échapper à l’échafaud.
3- Comme le dit Michel Touma dans son éditorial «Indignations sélectives», Ici Beyrouth, 8 mai 2024
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