«Regardez, même avant qu’on ne sache s’il est mort ou vivant, les gens célèbrent déjà le crash de l’avion de Raïssi», soulignait une internaute sur son compte X(1). En effet, celle-ci ne s’était pas privée de mettre son grain de sel pour commenter le clip des feux d’artifice dans son quartier, un quartier qui s’était réjoui quand la nouvelle lui fut parvenue. Le président Ebrahim Raïssi, son ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, et d’autres personnes de leur suite étaient portés disparus dans un accident d’hélicoptère. La vidéo qui nous parvenait du ciel illuminé d’une ville iranienne pouvait passer pour un «montage» visant à manipuler les surfeurs sur les réseaux sociaux. Détrompez-vous! Nulle désinformation en l’espèce: l’explosion des fusées de joie, dans la nuit de Téhéran ou d’ailleurs, exprimait la réalité d’un sentiment de délivrance. Mise au service de la liberté, la pyrotechnie manifestait l’allégresse de hardis citoyens qui ne craignaient pas les descentes de la police ou les rafles des bassidjis.
Qui l’eût cru, vaillants Iraniens?
Raïssi, tel qu’en lui-même
Le Liban officiel vient de décréter trois jours de deuil national, mais se rend-il compte qu’il honore, ce faisant, l’homme de la «Répression»? Âgé de 63 ans, l’ayatollah Ebrahim Raïssi, qui avait fait toute sa carrière au service du régime instauré par Khomeini, était une figure de la rigidité dogmatique face à la contestation interne. Exerçant ses fonctions dans le cadre judiciaire, il apporta des preuves de sa fidélité à l’autorité en place en transgressant à son aise les normes de l’État de droit et de la dignité inhérente de la personne humaine. Il fut le Fouquier-Tinville de la République islamique, sa hache, sa potence et l’exécuteur de ses hautes œuvres. Ce «bourreau», comme le désignaient ses contempteurs, s’était haussé au premier plan en endossant, sans problème de conscience ni hésitation, les «pires exactions du régime». Rappelons, à titre d’exemple, que dans les jours qui avaient suivi le cessez-le-feu entre Téhéran et Bagdad, à l’été 1988, il était urgent pour les ayatollahs de liquider une fois pour toutes toute opposition interne. Khomeini, le Guide suprême, rédigea une fatwa ordonnant l’exécution de tous les détenus de l’organisation des «Moudjahiddin du peuple». Ni une ni deux, le jeune ambitieux qu’était Raïssi et qui coiffait les «comités de la mort» se chargea de la tâche. «Des milliers de personnes (30.000?) furent éliminées sans passer devant la justice et sans que les «familles des victimes aient été informées. Seuls quelques hommes, dont Raïssi, étaient aux commandes de cette machine à tuer»(2).
Tout se passa dans l’ordre et sans autre forme de procès, puisqu’il lui avait suffi d’un décret de Khomeini pour procéder à ce carnage industriel dans son ampleur. Et dire que ce tortionnaire, épaulé par son ministre des Affaires étrangères, Amir-Abdollahian, avait entre ses mains l’avenir de notre Liban démocratique! N’en déplaise à certains des thuriféraires de l’empire perse, nous avions été pris en otages par un homme dont le nom figure sur la liste noire des responsables iraniens sanctionnés pour «complicité de graves violations des droits humains»(3).
Le sang appelle le sang
La mort violente du président iranien laisse l’observateur perplexe. Fut-elle accidentelle ou préméditée? Certains croient pouvoir y reconnaître la main vengeresse d’Israël qui n’aurait pas pardonné l’attaque des 300 drones, le 13 avril dernier, ni l’assistance iranienne ininterrompue au Hamas. Tel-Aviv a aussitôt réfuté les accusations. Mais que valent ses dénégations, le Mossad s’étant fait une réputation en abattant sélectivement les adversaires de l’État hébreu?(4)
D’autres y voient un épisode de la lutte entre clans rivaux dans les allées du pouvoir iranien, Raïssi ayant été un candidat à la succession de Khamenei. Et le voilà irrévocablement écarté de la course au profit de Mojtaba, fils cadet du Guide suprême. Si cela se fait, le népotisme oriental aura abouti à la constitution d’une dynastie théocratique en Iran, de même qu’il y a eu une dynastie républicaine en Syrie avec les Assad, père et fils. Assurer une succession héréditaire à la tête de l’État a toujours été la plaie des régimes du Moyen-Orient. N’a-t-elle pas immanquablement étouffé un principe essentiel de la démocratie, à savoir l’alternance au pouvoir?
En attendant, le vice-président, Mohammad Mokhber, va assumer les responsabilités qui incombaient au disparu, le temps de faire élire un nouveau président dans les cinquante jours qui suivent la vacance du poste. L’Iran va connaître une période de luttes pour le pouvoir, et l’on peut aisément imaginer un combat féroce, quand bien même feutré, entre faucons et colombes, entre radicaux et modérés. Et, pour tout vous dire, le nouveau président aura deux tâches principales, chacune à son niveau spécifique. D’une part, il aura à désamorcer la crise interne, économique et sociale ou autrement sévir contre toute opposition qui allumerait des feux de joie lors d’un deuil national. D’autre part, il devra trouver une voie de sortie honorable au conflit avec Israël, les assauts aériens n’étant pas à prendre à la légère, pas plus que les programmes nucléaires.
Une désescalade, donc? Pas si sûr!
Peut-être bien que Mojtaba Khamenei est la personne la plus indiquée pour remplir le rôle de président, étant porté par le courant modéré. Mais il y a de fortes chances que les Gardiens de la Révolution imposent leur candidat ou, plus encore, modifient la structuration du pouvoir à son plus haut niveau. Le modèle hybride clérico-militaire qui prévaut en ce moment se transformerait en régime militaire où le clergé n’aurait qu’un rôle de façade, ou du moins un rôle amoindri. Ce qui voudrait dire moins de conservatisme religieux à l’intérieur du pays, mais résolument plus d’interventionnisme agressif au niveau de la politique extérieure. Et les modérés n’auront qu’à passer un mauvais quart d’heure.
Il n’empêche qu’au-delà de toutes les réformes en trompe-l’œil, c’est à une nuit tout aussi noire et tout aussi longue que les vaillants et hardis libertaires d’Iran et du Liban doivent encore s’attendre.
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- Delphine Minoui, «Accident d’hélicoptère en Iran: Ebrahim Raïssi, l’un des visages les plus sombres de la République islamique», Le Figaro, 20 mai 2024.
- Jean-Pierre Perrin, «Ebrahim Raïssi et les gardiens de la révolution, les deux implacables rouages de la répression iranienne», Le Monde, décembre 2022.
- Ibid.
- Yossi Melman, «All reasons Israel couldn’t have been behind crash and death of Iran’s president», Haaretz, 20 mai 2024.
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