Fille de Sion, méfie-toi, le vent tourne!

Il est à espérer que les choristes du Collège se rappellent encore ce chant religieux qu’ils entonnaient à la chapelle: «Fille de Sion, réjouis-toi! Car le Seigneur est en toi, en vaillant sauveur». Seulement voilà, l’État hébreu serait malvenu d’entonner, en ce moment, pareil chant triomphal, inspiré des Psaumes attribués à David. N’est-ce pas qu’il accumule les déboires sur les champs de bataille comme sur la scène internationale et que ses dirigeants vont probablement être l’objet de poursuites judiciaires?
À l’indulgence a succédé l’impatience
Israël pouvait se féliciter, dès sa constitution en 1948, comme à partir de l’opération avortée de Suez en 1956, d’être l’enfant gâté des pays occidentaux. La culpabilité de ces derniers les avait amenés à faire preuve d’indulgence à l’égard d'une communauté qui avait souffert en Europe, des siècles durant, d’antijudaïsme chrétien puis d’antisémitisme racial. L’État hébreu, si petit, mais si volontaire, pouvait passer pour un avant-poste de la civilisation moderne et un modèle de démocratie. On se devait de fermer les yeux sur ses frasques et ses ripostes disproportionnées, tant qu’il y allait de sa survie.
Or, depuis le 7 octobre et la réaction démesurée du gouvernement israélien qui fait plus de victimes civiles que miliciennes du Hamas, l’ambiance a changé du tout au tout. L’État hébreu ne passe plus aux yeux d’une grande partie du monde pour David menant un combat existentiel contre le Goliath des Philistins. Israël semble avoir perdu la guerre de la communication, de même qu’il aurait subi défaite sur défaite sur le plan diplomatique.
De Gaulle et Edward Saïd
Qui aurait imaginé un tel retournement de situation avant le 7 octobre dernier, alors qu’on croyait que l’affaire de Palestine était enterrée pour un long moment encore? De fait, et depuis la guerre de juin 1967, toute personne qui manifestait son désaccord avec l’État juif était aussitôt lynchée par la presse occidentale et certains milieux intellectuels acquis à la cause israélienne.
Le premier exemple que je donnerai est relatif au général De Gaulle, qui s’était permis de critiquer la politique conquérante et de ce fait annexionniste de l’État hébreu. C’était lors d’une conférence de presse restée célèbre où le chef de la France Libre ne manqua pas de qualifier les juifs de «peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur»(1). Cela suscita une levée de boucliers insoupçonnable dans une France repue de prospérité. Raymond Aron exprima publiquement son indignation: il accusa le président français d’avoir réhabilité l’antisémitisme(2). Quant à Hubert Beuve-Méry, fondateur du quotidien Le Monde, il ne ménagea pas ses critiques incisives, parfois justifiées, alors que L’Aurore menait contre De Gaulle, et pour le compte d’Israël, une campagne à la limite de l’injuste. La liste des officines qui entreprirent un travail de sape contre le président français se révéla des plus longues, et on n’a pas de raison de s’y attarder. Mais c’est à se demander qui, aujourd’hui, irait faire à Emmanuel Macron un procès d’intention, alors qu’il vient de clamer son indignation à la suite des dernières frappes israéliennes qui, en une fois, ont fait 45 victimes parmi les déplacés? Ce président en exercice n’avait-il pas déclaré: «Ces opérations doivent cesser. Il n’y a pas de zones sûres à Rafah pour les civils palestiniens»?
Le second exemple nous est fourni par le récit du «stone-throwing incident»(3), Edward Saïd s’étant rendu en juillet 2000 dans l’extrême sud libanais et ayant lancé un galet en direction d’un poste avancé israélien. Ce n’était qu’un geste symbolique qui ne pouvait atteindre l’adversaire ni représenter une menace quelconque. Néanmoins, l’intellectuel palestino-américain fut étrillé par une certaine presse US, qui le traita de «Professor of Terror». Pour se disculper aux yeux du public, il dut s’expliquer et se justifier.
Cela ne risque pas de se reproduire aujourd’hui. Pour preuve, le ministre irlandais des Affaires étrangères, Michael Martin, n’a pas craint de déclarer lors d’une interview récente à CNN: «Il y a une impatience croissante face à l’absence de toute intention israélienne de suivre une voie politique menant à ce qui est, de notre point de vue, la solution des deux États, seule solution qui permettra aux Israéliens et aux Palestiniens de vivre en harmonie côte à côte ».
Quelque chose a dû se fissurer! On ose d’ores et déjà déplaire au gouvernement de Benjamin Netanyahou. Qui plus est, l’opinion mondiale semble désormais partagée entre pro-Palestiniens et pro-Israéliens, de même qu’elle avait préalablement pris parti dans le duel opposant depuis plus de deux ans Poutine à Zelenski.
N’empêche que le vent tourne!

À quoi assistons-nous en ce moment? L’Afrique du Sud a entamé des poursuites devant la Cour internationale de justice, alors que le président Joe Biden, pro-israélien avéré, s’est refusé à fournir des armes offensives à Tel-Aviv, qui se proposait d’investir militairement Rafah. Dans la foulée de ces événements, la Norvège, l’Irlande et l’Espagne ont décidé de reconnaître, à compter du 28 mai, l’État palestinien. La Cour pénale internationale n’est pas en reste: son procureur, Karim Khan, a demandé l’émission de mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour des crimes de guerre présumés commis dans la bande de Gaza.
C’est du jamais vu. Et ce qui n’arrange rien, c’est que l’unité cimentée dans la lutte qui distinguait Israël de ses voisins arabes semble s’étioler au bout de neuf mois d’opérations militaires. L’affaire de la libération des otages a divisé l’opinion et porté un coup mortel à la solidarité si vantée. En somme, on n’est plus dans l’ambiance enivrante des lendemains de la guerre des Six Jours! Et les langues se délient.
La paix des braves ou celle des cimetières
Mais ce n’est pas pour autant que les adversaires épuisés vont s’asseoir à la table des négociations. La plaie saignante de Terre sainte ne va pas cicatriser de sitôt, même si la thèse des deux États fait son chemin dans l’esprit des antagonistes et lors des apartés diplomatiques. Car les deux mythologies juive et musulmane, nationale et religieuse, si proches et si opposées, ne peuvent s’agencer ni s’accommoder: chacune se perçoit comme le principe et n’accorde à l’autre qu’un statut d’exception, tout au plus tolérée. Ni plus ni moins! Alors, dites-nous, comment concevoir la concorde si la règle d’égalité n’est pas respectée? Si le rapport dominant-dominé doit être préservé ou alors juste renversé?
Et puis, le gouvernement de Netanyahou ne fera pas, sans arrière-pensée, de concession majeure à la cause palestinienne. Pas plus que cette dernière ne pourra occulter de sa mémoire les injustices et les massacres qui l’ont raffermie dans sa lutte nationale.
Alors, la paix des braves? Qui y croit encore? Est «bien fol qui s’y fie»!
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  1. Conférence de presse du général De Gaulle du 27 novembre 1967.

  2.  Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Plon, 1968.

  3.  L’incident du jet de pierre.

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