Jacques Lacan: Il n’y a pas de rapport sexuel

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Il n’y a pas de rapport sexuel». J. Lacan
Cet aphorisme de Jacques Lacan, extrait de son séminaire de 1972, résonne comme une provocation ou plutôt comme une énigme qui peut en étonner plus d’un(e), mais qui se place au cœur même de ses développements théoriques.
Qu’est donc la sexualité? C’est avant tout ce qui se construit subjectivement au cours de l’histoire individuelle, c’est un processus de développement au cours duquel le sexuel s’intrique au psychique, entremêlant le fantasmatique, l’imaginaire et le symbolique.
La toute première expérience de la relation érotique et amoureuse est celle du nourrisson à sa mère dont les traces demeurent enfouies au plus profond de notre inconscient et déterminent nos futures relations adultes. C’est avec cette sexualité primitive que nous faisons une première rencontre avec l’autre. Par la suite, aux corps érotisés, s’ajoutera ce qui s’est transmis du désir sexuel des parents eux-mêmes. Autrement dit, la psychosexualité humaine, dès sa gestation, est prise dans le rapport à l’autre, dans le désir de l’autre, inscrivant un sujet dans le langage, ce sujet devenant un «parlêtre». Un langage dans lequel il baigne dès le début de sa vie, qui le renvoie perpétuellement à l’Autre, un Autre rêvé, idéalisé, qui se transforme en fantasme particulier à chacun, aboutissant à une hétérogénéité fondamentale entre un homme et une femme. Comprise ainsi, la sexualité humaine est extrêmement complexe et ne se réduit jamais à la réalité concrète du moment présent.
Que veut donc dire Lacan par cet aphorisme? D’abord que la sexualité humaine n’est jamais restreinte à un simple accouplement instinctif comme chez les animaux. Ensuite, qu’il y a une distinction, chez l’être humain, entre l’acte sexuel, dont Lacan ne nie pas l’existence, et un rapport sexuel, c’est-à-dire une relation sexuelle qui se nouerait entre deux sujets.
Il nous arrive de penser qu’un acte sexuel accompli est réussi et cela peut s’avérer, parfois, le cas. Pourtant, pour Lacan, l’acte sexuel le plus réussi est en même temps un ratage. Il est vrai que, dans cet acte, les corps se conjuguent, s’interpénètrent, mais ils sont toujours accompagnés du fantasme de ne plus faire qu’un, comme on peut s’en persuader lors d’une jouissance synchronisée, un fantasme accompagné de ce sentiment ineffable de se perdre dans l’autre, de ne plus faire qu’un avec lui ou elle. Or, à partir du moment où deux êtres parlent, ils se retrouvent dans une disjonction, celle de deux êtres divergents dont les désirs d’union se heurtent et se dissolvent. Le langage introduit toujours un écart, une non-coïncidence, entre les mots et les choses, entre le sujet et l’autre. Il en est de même, dans la sexualité, où il y a toujours un décalage fondamental entre le désir de l’homme et celui de la femme, entre la jouissance masculine et la jouissance féminine. Chacun aborde l’autre avec ses propres fantasmes inconscients, hérités de son histoire infantile et de ses expériences psychosexuelles.

Homme et femme sont ainsi dans deux positions subjectives, radicalement hétérogènes, deux façons de se situer par rapport au phallus et à la castration et qui ne peuvent jamais se compléter harmonieusement.
Explication: dans la théorie lacanienne, le phallus n’est pas le pénis, mais un signifiant, le signifiant du désir et du manque, dont nous avons déjà parlé. Le phallus symbolise ce que le sujet croit que l’Autre (la mère au début) désire au-delà de sa propre personne. L’enfant veut être le phallus pour combler ce manque dans sa mère. En grandissant, il devra faire le deuil de ce désir, il devra accepter de ne plus être ce phallus, accepter d’être marqué par la castration symbolique. L’homme et la femme ne se situent pas de la même façon par rapport à cette dialectique phallique. Leur jouissance est, elle aussi, hétérogène, incomprise par l’un et par l’autre.
La sexualité humaine n’est donc pas une affaire de biologie, encore moins d’instinct, elle est profondément marquée par le langage, le symbolique, qui nous coupe d’un rapport naturel et immédiat au corps et au sexe de l’autre. Elle est le lieu d’une jouissance toujours en partie inadéquate, hors norme, singulière à chacun.
En ce sens, la formule de Lacan est une critique radicale de toutes les visions normatives et conformistes de la sexualité, que les médias ont tendance à propager, qu’elles soient biologisantes sociologisantes, psychologisantes ou généralement réductionnistes. Il n’y a pas de recettes que certains «experts» prétendent recommander, encore moins de rapport sexuel «normal» ou «réussi» qui pourrait servir de modèle universel. Il n’y a, au fond, que des bricolages singuliers, des inventions symptomatiques plus ou moins heureuses pour faire avec l’impossible du rapport sexuel. Chaque «parlêtre» devra apprendre à jouir à sa façon, d’une manière plus ou moins bancale et problématique, sans jamais pouvoir atteindre la fusion idéale des corps et des esprits.
Et c’est souvent chose si ardue que, pour ceux qui renoncent à cet apprentissage, on a inventé la pornographie. Dans la pornographie, il n’y a que des chairs brutes qui s’excitent, des cris et des gémissements fabriqués qui fusent, des objets qui s’interpénètrent et donnent l’illusion qu’un rapport sexuel est possible. La pornographie a pour objectif de nous convaincre, images à l’appui, que l’on peut se débarrasser des angoisses, des échecs, de l’hétérogénéité de la jouissance – de toute parole ou affect qui risque de créer une disjonction redoutée.
Pourtant, paradoxalement, c’est l’échec même de la relation sexuelle qui peut nous conduire à renoncer à une relation magnifiée. C’est alors que l’amour peut faire son apparition comme une sorte de suppléance à cet échec, un amour qui peut se transformer en «Amour médecin»* surgissant des décombres provoqués par l’hétérogénéité des rapports et des angoisses masculines et féminines. Un «Amour médecin» qui peut faire advenir une rencontre qui ne pourra pas être synchronisée, mais qui, néanmoins, pousse à assumer son désir sans trop attendre de l’autre qu’il le comble parfaitement, à faire de la contingence et de l’inadéquation structurelle du rapport sexuel la condition même d’une rencontre toujours à réinventer.
* L’Amour médecin est une comédie-ballet écrite par Molière sur une musique de J-B. Lully.
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