Quand l’État libanais s’accommode de la mendicité

Le ministre sortant de l'Énergie et de l'Eau, Walid Fayad, a annoncé jeudi qu'il avait reçu un appel du directeur général de SOMO, la compagnie du ministère irakien du Pétrole, l'informant que le Premier ministre irakien, Mohammad al-Soudani, avait donné son accord pour charger un navire de carburant en signe de solidarité avec le Liban et son peuple, permettant ainsi le déchargement de deux camions de gasoil dans les centrales de Zahrani et Deir Ammar.
Cette décision fait suite à un appel entre le Premier ministre sortant, Najib Mikati, et son homologue irakien, ainsi qu'à plusieurs contacts que M. Fayad a menés auprès de son homologue irakien, le ministre du Pétrole, Hayan Abdul Ghani, du bureau du Premier ministre irakien, de l'ambassade d’Irak au Liban et du général de brigade Hassan Choucair, en vue de résoudre la crise de paiement du carburant et d’éviter un blackout total au Liban.
À la suite de l'annonce de M. Fayad concernant l'accord avec la partie irakienne, Électricité du Liban (EDL) a commencé à décharger la première partie de la cargaison de carburant irakien à la centrale de Deir Ammar, remplissant ses réservoirs avec environ 21.000 tonnes métriques de gasoil irakien. Le navire déchargera ensuite la quantité restante, soit environ 9.000 tonnes métriques, à la centrale de Zahrani, tandis que les efforts se poursuivent pour assurer le déchargement de la seconde partie de la cargaison, d’environ 30.000 tonnes métriques.
L'accord entre le Liban et l'Irak, signé en 2021 par l'ancien ministre de l'Énergie et de l'Eau, Raymond Ghajar, et facilité par l'ancien directeur général de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim, a été conclu pour pallier la difficulté du Liban à financer l’achat, au profit d'EDL, du carburant nécessaire au fonctionnement des centrales. L'accord prévoyait que l'Irak fournirait du fioul lourd au Liban, qui serait ensuite échangé contre divers types de carburant adaptés au fonctionnement des centrales libanaises tels que du fioul de qualité A, du fioul de qualité B et du gasoil, en échange de facilités fournies par l'Irak, y compris un report de paiement d'un an. Par ailleurs, le Liban s'est engagé à transférer des montants déposés sur un compte spécial à la Banque du Liban (BDL) en faveur de la Banque centrale irakienne en «dollars locaux» (lollars), que l'Irak utiliserait pour financer des services fournis par le Liban au profit de l'Irak.
Ces derniers mois, des doutes ont émergé du côté irakien quant à la capacité du Liban de rembourser les montants dus et au mécanisme à adopter en l'absence de réformes substantielles dans le secteur de l'électricité, en particulier à EDL, et compte tenu de l'échec du Liban à mettre en œuvre les réformes nécessaires pour rétablir l'ordre financier. Malgré cela, l'Irak n'a pas suspendu l'accord. Face aux interrogations sur le sort de ces créances, le Liban et ses responsables se tournent souvent vers la «mendicité» et les appels désespérés pour empêcher l'Irak de suspendre l'accord, négligeant le fait qu'ils n'ont entrepris aucune réforme depuis des années, notamment dans le secteur de l'électricité qui a engendré des milliards de pertes à travers des centrales inefficaces.
Cette situation est exacerbée par la corruption qui a sévi à EDL et au ministère de l'Énergie pendant de nombreuses années. La gestion du secteur est restée inchangée, conduisant au gaspillage de milliards de dollars et laissant EDL dans une situation financière déplorable, tandis que le ministère dépend des avances du trésor pour sécuriser les coûts du carburant. En fin de compte, EDL se retrouve incapable de couvrir ses besoins à partir de ses propres revenus, poussant le ministère de l'Énergie à solliciter des avances de trésorerie non remboursables, en violation de la loi sur la comptabilité publique. Chaque fois que ces avances et ces crédits se tarissent, la menace de l'obscurité totale devient une forme de chantage.
La BDL intervenait à chaque fois pour sécuriser les coûts du carburant à partir du compte du trésor de l'État. Cependant, les choses ont changé avec la décision du gouverneur par intérim de la Banque centrale, Wassim Mansouri, de mettre fin au financement de l'État et de ses dépenses en dehors de ses comptes à la BDL. Désormais, EDL doit sécuriser des fonds à partir de ses propres comptes, et, lorsque cela n'est pas possible, le ministère de l'Énergie accuse M. Mansouri et la BDL d'être responsables de «l'obscurité totale». M. Fayad affirme que le retard de la BDL à transférer les fonds du compte des finances publiques à la Banque centrale irakienne pour payer le carburant dans le cadre de l'accord avec l'Irak affecte l'approvisionnement en carburant nécessaire au fonctionnement des centrales électriques.

Cependant, M. Mansouri insiste sur le fait que l'acceptation par la BDL de financer les obligations liées à l'accord avec l'Irak dépend de l'adoption d'une loi spécifiant le cadre juridique de paiement, les montants et les modalités de remboursement. Il réitère que la BDL ne reviendra pas sur sa décision de cesser le financement de l'État.
Une fois de plus, le ministère de l'Énergie et de l'Eau demande à la BDL de financer de nouvelles cargaisons de carburant irakien sans qu’il y ait la moindre disposition légale dans le budget 2024 à cet égard. Demande que M. Mansouri rejette fermement. Ce dernier a adressé une série de lettres au ministère de l'Énergie et de l'Eau, à la présidence du Conseil des ministres et au ministère des Finances concernant le traitement des créances en suspens sur le compte de la Banque centrale irakienne à la BDL, le coût du carburant irakien et l’ouverture de lettres de crédit pour les cargaisons de gasoil irakien.
Le ministère de l'Énergie et de l'Eau a demandé en urgence à la BDL de créditer un montant de 164.727 millions de dollars sur le compte de la Banque centrale irakienne à la BDL, affirmant que le Liban continue de recevoir régulièrement du carburant irakien. À la date du 26 juin 2024, les montants en suspens sur ce compte pour couvrir le coût du carburant s'élevaient à 531,7 millions de dollars. La BDL a exprimé sa volonté de couvrir le coût des cargaisons de carburant irakien à condition qu'une loi soit adoptée par le Parlement et que des crédits appropriés soient alloués à cette fin dans le budget 2024.
Le 29 novembre 2023, le Cabinet a approuvé la formule de crédit documentaire proposée par le ministère des Finances concernant le contrat de carburant irakien. Celle-ci engage le gouvernement à sécuriser les montants pour ce même crédit et à les inclure dans le supplément budgétaire de 2024, sans que la BDL soit responsable du paiement de ces fonds. De plus, le 19 décembre 2023, le Conseil des ministres a approuvé le paiement de toutes les créances résultant des accords de vente de fioul entre les parties irakienne et libanaise à partir du compte du trésor en «lollars» sur le compte de la Banque centrale irakienne, selon les termes du contrat avec l'Irak, sans que la BDL soit responsable du paiement de ces fonds non plus.
En réponse à une lettre de M. Mansouri adressée au ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, en date du 27 février 2024, ce dernier avait exprimé le même souhait de couvrir le coût des cargaisons de carburant irakien avec la condition susmentionnée.
Malgré cet accord, la loi budgétaire de 2024 n'a pas prévu des montants suffisants pour couvrir le crédit documentaire, conformément à la décision du Cabinet du 19 décembre 2023. De plus, le Parlement n'a pas adopté de la loi relative à l'«accord de vente de fioul entre les parties irakienne et libanaise». Ainsi, M. Mansouri et le conseil central de la BDL confirment qu'il n’existe pas de base légale permettant à la BDL de payer les montants du crédit documentaire pour le carburant irakien, rejetant l'idée que le renvoi par le gouvernement du projet de loi pour renouveler l'accord de carburant irakien au Parlement constitue une couverture légale.
M. Mansouri insiste sur le fait que la loi doit être adoptée pour mettre en œuvre les décisions du gouvernement, déclarant que «les pressions sont inefficaces et les efforts pour tenir la banque centrale responsable de l'obscurité sont rejetés, la BDL n’étant pas impliquée».
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