La capitale libyenne, le 25 août 1978: le chef spirituel de la communauté chiite libanaise et président du Conseil supérieur chiite (CSC), l’imam Moussa Sadr, et deux de ses proches collaborateurs, cheikh Mohammad Yacoub et le journaliste Abbas Badreddine, entament une visite en Libye à l’invitation du leader libyen de l’époque, le colonel Moammar Kadhafi. Le 31 août, l’imam et ses deux compagnons sont vus pour la dernière fois, en Libye. Depuis, aucune nouvelle, aucune trace d’eux. Le régime libyen affirmera qu’ils ont quitté Tripoli pour Rome, mais les autorités italiennes souligneront que les trois hommes n’ont jamais débarqué à Rome. De fait, aucun indice de leur passage en Italie n’a jamais été décelé.
Cette disparition est intervenue dans un contexte potentiellement explosif au Moyen-Orient: l’ayatollah Khomeiny préparait et gérait dès l’hiver 1978, depuis son exil parisien à Neauphle-le-Château, la Révolution islamique en Iran; parallèlement, la tension était vive au Liban-Sud où les organisations palestiniennes armées lançaient des attaques répétées aux Katioucha contre Israël, entrainant des raids aériens de représailles contre les villages majoritairement habités par des chiites.
Le lourd impact de l’élimination de Moussa Sadr se fait ressentir, par ricochet, jusqu’à nos jours. L’imam disparu avait joué un rôle capital dans l’affirmation de la présence et des droits de sa communauté sur l’échiquier libanais, mettant ainsi un terme à un long ostracisme qui durait depuis de nombreuses décennies. Sous l’empire ottoman, à titre d’exemple, le Conseil consultatif en charge des deux caïmacamats créés au Mont-Liban au milieu du XIXe siècle comprenait des délégués des communautés maronite, grecque-catholique, grecque-orthodoxe, sunnite et druze. Les chiites, peu présents au Mont-Liban, étaient représentés par le délégué sunnite.
À cette marginalisation à caractère politique est venue se greffer après la proclamation du Grand-Liban, en 1920, un profond clivage de nature socio-économique. À l’époque de l’empire ottoman, le Mont Liban (ou Petit Liban) avait bénéficié d’une large autonomie et avait donc connu un important développement pédagogique, universitaire, culturel, hospitalier et économique. Les régions périphériques (le Sud, la Békaa et une partie du Nord) rattachées en 1920 à ce «centre» (Beyrouth et le Mont-Liban) étaient principalement peuplées de chiites qui n’avaient pas bénéficié de l’essor perceptible au Mont-Liban.
Ce clivage socio-économique entre le «centre» et la périphérie s’est maintenu après l’indépendance de 1943. C’est dans un tel contexte global qu’a émergé le rôle crucial joué par l’imam disparu à partir des années 1960.
Originaire de Jabal Amel
Moussa Sadr est né à Qom, en Iran, en 1928, dans une famille originaire de Jabal Amel, au Liban-Sud. Il poursuivra des études supérieures religieuses et académiques à Qom, à Téhéran ainsi qu’à Najaf, en Irak. C’est en 1959 qu’il s’installe au Liban. Il obtiendra la nationalité libanaise en 1963. Il entame dans les années 1960 une vaste action de sensibilisation dans les régions à la faveur de conférences, de rencontres et de débats organisés dans des clubs et des lieux de culte, en même temps que deux autres dignitaires chiites, cheikh Mohammed Mehdi Chamseddine et cheikh Mohammed Hussein Fadlallah, qui avaient également débarqué à Beyrouth dans les années 60 au terme de leur formation à Qom et à Najaf.
Rapidement, Moussa Sadr s’est imposé sur la scène chiite par son charisme hors norme, sa prestance impressionnante et sa vaste culture religieuse, des qualités fondamentales partagées par cheikh Chamseddine et cheikh Fadlallah qui, eux aussi, sillonnaient le pays pour sensibiliser et instruire leurs coreligionnaires. L’imam Sadr transmettait dans ce cadre une vision claire de l’action politique et sociale qui devait être entreprise pour engager la communauté sur la voie du développement intégral et pour défendre les droits des chiites. Vers la fin des années 1960, il était devenu grâce à son action assidue un pôle d’influence politique et communautaire incontournable.
En 1967, Moussa Sadr obtient du pouvoir central la formation du Conseil supérieur chiite (CSC), instance appelée à affirmer l’identité et la présence socio-politique de la communauté. Il en deviendra le président en mai 1969, mais du fait de la léthargie des leaders traditionnels, le CSC sera réduit à un simple rassemblement de notabilités. L’imam s’attèlera alors à la formation, en 1974, du «Mouvement des déshérités», avec pour objectif de mener un combat pour répondre aux aspirations politiques des chiites et pour lutter contre le sous-développement socio-économique.
Le «Mouvement des déshérités» était ainsi la première structure politique dont se dotait la communauté chiite depuis l’empire ottoman. Pour nombre d’analystes, le but de cette formation était de soustraire le sous-prolétariat chiite à l’influence des organisations palestiniennes armées et des partis de gauche, notamment le Parti communiste et l’Organisation de l’action communiste au Liban, OACL, de Mohsen Ibrahim. Dans le sillage du «Mouvement des déshérités», Moussa Sadr annoncera en janvier 1975 la naissance de la milice «Amal», trois mois avant le début de la guerre libanaise, le 13 avril 1975. La formation de cette milice était intervenue dans le courant de l’année 1974, mais avait été tenue secrète. Son existence avait éclaté au grand jour à la suite d’un grave accident meurtrier survenu dans un camp d’entraînement organisé dans la Békaa.
Développement socio-économique
Du fait de cette vaste action politico-milicienne, Moussa Sadr aura été le père de l’éveil de la communauté chiite libanaise. L’imam n’a pas négligé pour autant le volet du développement socio-économique. Il créera ainsi dès 1963 un réseau d’écoles, de centres de premiers soins et d’instituts de formation professionnelle, surtout à l’intention des filles et des jeunes femmes chiites. Il collaborera étroitement sur ce plan avec l’ancien évêque grec-catholique de Beyrouth, Mgr Grégoire Haddad, fondateur du Mouvement social. Le réseau de développement socio-économique mis en place par l’imam disparu est toujours fonctionnel jusqu’à aujourd’hui et opère dans le cadre de la Fondation Moussa Sadr dirigée par la sœur de l’imam, Rabab Sadr.
Option «libaniste» et politique d’ouverture
Du long parcours de Moussa Sadr, les Libanais retiendront sans doute sa contribution historique à l’éveil chiite, certes, mais aussi son option «libaniste» et sa politique d’ouverture, spécifiquement envers la collectivité chrétienne. En 1963, il sera le seul dignitaire chiite à assister à l’intronisation du pape Paul VI. Sur le plan libanais, il entretiendra des rapports étroits avec, notamment, l’évêque Grégoire Haddad et l’ancien député Pierre Hélou. Au début de la guerre libanaise, il donnera des sermons très remarqués le Vendredi Saint à la cathédrale Saint-Louis des latins, dans le centre-ville de Beyrouth. Et pour bien marquer sa politique d’ouverture, il refusera de s’engager pleinement dans la guerre libanaise. Il observera une grève de la faim à Beyrouth pour tenter d’amener les milices à mettre fin aux combats, mais en vain.
Il reste que l’acquis le plus important de son action sera son option essentiellement «libaniste», en ce sens que la lutte qu’il mènera s’inscrira dans le cadre strictement libanais. Dans cette perspective, son action sera, avant l’heure, à l’antipode des velléités du projet chiite transnational qui pointait déjà à l’horizon, dès l’hiver 1978, avec l’idéologie khomeyniste de la wilayat el-faqih qui sera dénoncée ouvertement quelques années plus tard par l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine et par Mohammed Hussein Fadlallah. Ces trois dignitaires chiites représentent de ce fait le symbole de l’opposition à la wilayat el-faqih instaurée par l’ayatollah Khomeiny au début de la révolution islamique iranienne, en 1979.
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