Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«De quelque manière qu’on s’y prenne, on s’y prend toujours mal.»
Cette citation est extraite du livre de S. Freud, Introduction à la psychanalyse. Elle résume, de façon lapidaire, toute la complexité de la condition humaine.
Sur Freud, on a l’habitude de raconter l’histoire suivante, en lien avec cette citation: une dame vient rencontrer le psychanalyste viennois et l’interroge: «Dites-moi, Herr Professor, comment puis-je être une mère parfaite.» Et Freud de lui répondre: «Quoi que que vous fassiez, Madame, vous n’y arriverez jamais!»
En affirmant qu’on «s’y prend toujours mal», l’inventeur de la psychanalyse relève notre propension inconsciente à rejouer sans cesse les mêmes scénarios, en particulier dans nos relations. C’est ainsi que nous avons tendance à reproduire, à notre insu, des situations qui font écho à des conflits infantiles non résolus, même si nous en avons souffert. C’est ce qui se joue, par exemple, chez le narrateur de À la recherche du temps perdu de Proust, qui désole Albertine par sa jalousie maladive, réactivant les tourments de sa relation à sa mère. Quoi que nous fassions, nous retombons dans les mêmes impasses affectives, particulièrement dans nos relations amoureuses.
Nous savons maintenant combien, dans ces relations-là, nous sommes tous habités par une ambivalence fondamentale, tiraillés entre des mouvements d’amour et de haine qui les rendent éminemment déconcertantes, en dépit de ce que nous considérons comme «nos bonnes intentions». C’est cette «hainamoration» (J. Lacan) inconsciente qui nous pousse à blesser nos objets d’amour malgré nous, comme l’a particulièrement bien théorisé, après Freud, la psychanalyste Mélanie Klein lorsqu’elle insiste sur la présence précoce d’une agressivité primaire chez le nourrisson, source de culpabilité, qui perdure à l’âge adulte et entrave la relation à l’autre. Cette culpabilité inconsciente nous habite tous et peut développer un besoin inconscient d’autopunition qui entraîne échec et sabotage, comme s’il nous incombait de payer une dette obscure. C’est ce que l’on observe chez l’héroïne du film Melancholia de Lars von Trier, Justine. Sa souffrance la conduit à saboter son mariage le jour même de ses noces.
L’aphorisme freudien suggère également l’existence d’un «ratage» fondamental dans la communication interhumaine. Comme l’a approfondi, après lui, Jacques Lacan, le langage instaure irrémédiablement du malentendu entre les êtres. Les mots ne disent jamais exactement ce qu’on voudrait leur faire dire, le sens nous échappe toujours en partie, rendant tout échange aventureux. Au fond, nous ne nous comprenons jamais vraiment, d’où le sentiment qu’on «s’y prend toujours mal» quand on s’adresse à l’autre.
La formule de Freud résonne aussi avec sa définition de l’éducation comme un «métier impossible», témoignant de la difficulté inhérente à l’acte éducatif: malgré les meilleures intentions dont il se pense pourvu, le parent ou l’éducateur est toujours confronté à l’échec de ses tentatives. Car, en dépit des déclarations d’une «bonne» motivation, les adultes se prendront toujours mal avec l’enfant puisqu’inconsciemment ce sont leurs propres traumatismes qu’ils transmettent et qui auront tendance à se répéter, de génération en génération, sauf à ce qu’ils prennent conscience de leur propre souffrance d’enfant et d’éviter, peut-être, de la reproduire. Tant que ce travail n’est pas fait, ils semblent condamnés à toujours plus ou moins mal s’y prendre avec leur progéniture, d’où le pessimisme freudien.
C’est, d’ailleurs, tout le drame de la «pédagogie noire» dénoncée par la psychanalyste Alice Miller. Dans son ouvrage C’est pour ton bien, publié en 1980, elle montre comment les méthodes traditionnelles d’éducation répressive, basées sur la punition et l’humiliation, reposent sur l’idée que l’enfant est mauvais, capricieux et entêté par nature et qu’il faut briser ces prédispositions. Les parents usent alors de procédés violents en les justifiant avec l’expression «mais c’est pour ton bien!», mus par une grave méconnaissance du psychisme enfantin. En réalité, ils ne font que reproduire inconsciemment les schémas dans lesquels eux-mêmes ont été éduqués.
Voici ce qu’en dit la pédiatre Anne Tursz: «C’est pour ton bien demeure malheureusement d’une grande actualité en France. Ainsi, si les châtiments corporels sont sans doute plus rares, l’opinion publique n’y est manifestement pas hostile puisqu’elle rejette massivement la promulgation d’une loi les interdisant, loi adoptée par la plupart des pays européens. Non seulement il n’y a pas de véritable frontière entre la “maltraitance” et la “violence éducative ordinaire”, mais la persistance de formes de pédagogie répressive pose une question beaucoup plus large, qui est celle du statut médiocre de l’enfant en France, pays dans lequel il n’est pas sujet de droit.»
La mère d’Arthur Rimbaud aimait son fils, mais elle fut une éducatrice rude, peu démonstrative affectivement et très dévote, soucieuse de donner une éducation normative. Rimbaud en gardera une grande souffrance. Il exprimera son ressenti dans un poème qui débute ainsi:
«Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.»
Cette citation de Freud a pour mérite principal de nous rappeler, avec la force de sa pensée et de son expérience clinique, la douloureuse faille qui nous constitue en tant que sujets. Derrière son pessimisme apparent, elle est finalement un rappel à l’humilité qui doit nous animer face à l’énigme que nous sommes à nous-mêmes et aux autres, comme d’ailleurs ceux-ci le sont aussi pour nous, qu’ils soient enfants ou adultes.
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