Freud: Quand quelqu’un parle, il fait plus clair

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
Dans son livre, Introduction à la psychanalyse, S. Freud raconte l’histoire suivante: «Un enfant, anxieux de se trouver seul, sans sa mère, dans l’obscurité, s’adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine: “Tante, parle-moi; j’ai peur. – À quoi cela te servirait-il? Puisque tu ne me vois pas?” À quoi l’enfant répond: “Il fait plus clair lorsque quelqu’un me parle.”»
Avec cette anecdote, Freud illustre les premières peurs, les premières angoisses chez l’enfant qui apparaissent souvent dans des situations d’obscurité et de solitude. Ce sont souvent des angoisses liées à la crainte de la séparation d’avec les objets d’attachement, particulièrement de la mère, faites de peur de l’abandon et de la perte du sentiment de sécurité. Elles peuvent être également le résultat de désirs sexuels ou agressifs inconscients à l’égard des parents, créant ainsi des conflits psychiques internes.
Françoise Dolto explique: plongé dans l’obscurité, l’enfant perd de vue sa mère et craint qu’elle ne disparaisse à jamais. L’écrivaine russe Nina Berberova le dit joliment dans un poème: «Une séparation, c’est comme un conte cruel, ça commence par une nuit et ça n’en finit plus.» L’univers enfantin bascule dans une solitude et une incertitude terrifiantes. Privé de ses repères habituels, il est comme projeté dans un espace sans limites où tout peut arriver. Les ombres deviennent autant de menaces imprécises, les bruits autant de signes inquiétants. Le noir est ce gouffre qui avale tous les contours rassurants et laisse l’enfant en proie à une détresse sans nom. Dans La Cause des enfants, Dolto met en avant l’importance de l’écoute de la parole de l’enfant pour l’aider à surmonter ses angoisses nocturnes.
Melanie Klein y voit la projection des pulsions agressives infantiles: l’ombre devient peuplée de «mauvais objets» vengeurs. L’enfant craint que ses propres fantasmes destructeurs ne se retournent contre lui. Chaque recoin sombre cache un persécuteur potentiel. Les monstres tapis sous le lit ou dans le placard incarnent cette peur d’être puni ou attaqué à cause des pulsions interdites. La nuit réveille le sentiment de culpabilité inconscient et le retourne contre le Moi sous forme de menaces extérieures.
Pour apaiser ces angoisses nocturnes, Donald W. Winnicott recommande l’aménagement d’un environnement «suffisamment bon», un entourage stable et sécurisant qui donne à l’enfant le courage d’explorer l’obscurité. En maintenant une présence bienveillante malgré la séparation, la figure maternelle aide l’enfant à apprivoiser progressivement la solitude. Sa constance et sa prévisibilité introduisent de la continuité dans le chaos nocturne. Elles permettent de transformer peu à peu le noir angoissant en une obscurité plus tolérable, voire propice au repos et à l’imagination.
À l’âge adulte, les peurs nocturnes se muent souvent en insomnies, en angoisses diffuses, en ruminations anxieuses. L’obscurité devient le théâtre privilégié de nos inquiétudes et de nos fantasmes les plus sombres. Coupés des repères rassurants du jour, nous nous retrouvons en proie à une agitation intérieure qui peine à se clarifier. Les tracas du quotidien se mêlent aux échos lointains de détresses anciennes, les problèmes concrets aux conflits psychiques irrésolus. La nuit porte le masque de tous nos démons intimes, de la peur de l’échec à l’angoisse de mort, en passant par la hantise de la perte et de la séparation.
Il arrive même que les peurs nocturnes de l’adulte prennent un tour plus spectaculaire, frôlant l’expérience psychotique. Terreurs nocturnes, paralysies du sommeil, hallucinations hypnagogiques… Autant de phénomènes qui donnent corps à l’angoisse et abolissent les frontières entre réel et cauchemar. Le sujet se vit alors comme totalement démuni face à un environnement hostile et imprévisible, renvoyé à la solitude abyssale des premiers jours. Le sentiment d’une menace imminente s’empare de lui, sans qu’aucune parole ne puisse le rassurer. C’est la nuit de la psychose qui resurgit là, cette détresse sans nom d’avant l’avènement du langage.
Dans notre existence quotidienne, chacun a pu éprouver, une fois adulte, un serrement d’angoisse face à une obscurité trop profonde ou un silence soudain. Une panne d’électricité, une nuit en campagne, un réveil dans une chambre inconnue… Il suffit d’une brève altération de nos repères sensoriels pour raviver des peurs archaïques. Nous voilà revenus à nos frayeurs de petit enfant, guettant désespérément dans le noir la parole qui saura nous apaiser. Notre rapport intime à l’obscurité en dit long sur nos failles et nos hantises les plus secrètes, sur ce noyau d’angoisse primitive qui sommeille en chacun.
C’est ici qu’intervient la cure analytique comme remède à ces ténèbres psychiques. En invitant le patient à dire ses angoisses habitées de fantômes, en accueillant son monde interne dans le creux de son écoute, l’analyste joue le même rôle que la voix familière qui rassure l’enfant dans le noir. Comme une mère qui apaise son petit par sa seule présence, il offre un contenant stable pour les affects débordants. Le transfert répète et élabore la relation à une figure protectrice des premiers âges. Le divan ou le fauteuil devient ce lieu paradoxal où l’on peut affronter l’obscurité en présence d’un autre bienveillant. L’interprétation analytique traque les significations cachées, les souvenirs enfouis, les fantasmes inavouables. En reliant affects et représentations, en restituant du sens et de la continuité là où régnaient trous et ruptures, la parole échangée dissipe progressivement l’obscurité du refoulé.

Ainsi, le patient apprend peu à peu à apprivoiser son propre inconscient, comme un enfant qui, lentement, ose affronter le noir avec l’aide d’un adulte accueillant. Il découvre que les monstres qui peuplaient ses nuits n’étaient que les projections de ses propres angoisses et désirs. Les images terrifiantes de jadis se muent en ombres plus familières, en fantômes avec lesquels un dialogue devient possible. La nuit psychique perd de son opacité énigmatique et retrouve une habitabilité. L’étrange en soi devient plus familier, les zones d’ombre s’éclaircissent. C’est tout l’enjeu de la traversée analytique: pouvoir habiter sa propre obscurité, sans la fuir ni s’y noyer.
Dans notre époque gagnée par l’obscurité, où les crises et les incertitudes réveillent nos peurs les plus anciennes, cette confiance dans le pouvoir apaisant de la parole est plus précieuse que jamais. Contre la tentation du repli fœtal ou de l’agir pulsionnel, la psychanalyse continue d’offrir cet espace d’élaboration par les mots, où l’expérience partagée du langage vient éclairer et relier nos nuits solitaires. À l’heure des déserts affectifs, des addictions et des violences, elle demeure ce lieu rare où l’on prend le temps de dire et d’entendre la souffrance intime, loin du vacarme assourdissant du monde. En réinventant à chaque cure cette parole qui éclaire la nuit, elle ravive inlassablement la promesse que fit jadis la tante de Freud à son petit-neveu angoissé: celle d’une rencontre toujours possible, au cœur des ténèbres, entre la détresse du sujet et la voix qui l’apaise.
Dans son livre La Nuit sera calme, Romain Gary procède à une interview fictive de lui-même. Il se pose la question suivante:

  • Qu’est-ce que c’était le bonheur?

  • C’est lorsque j’étais couché, j’écoutais, je guettais, et puis j’entendais la clé dans la serrure, la porte qui se refermait, j’entendais les paquets qu’elle {sa mère} ouvrait à la cuisine, elle m’appelait pour savoir si j’étais là, je ne disais rien, je souriais, j’attendais, j’étais heureux, ça ronronnait à l’intérieur… Je me souviens très bien.

  •  Et pour conclure?

  •  La nuit sera calme. (…)


 
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