Rive gauche. Deux libanais de l'époque de Richelieu ont rédigé une présentation de l'Orient que n'aurait pas apprécié Edward Saïd... Le texte vient d'être traduit du latin au français par Mireille Issa dans le cadre des publications de la bibliothèque de Kaslik sous les auspices du père Joseph Moukarzel. Nous vous livrons ce texte dans toute sa splendeur.
Oyez, oyez bonnes gens du Nord-Liban et riverains de la Qadicha : Se rendre à pied d’Ehden(1) à Hasroun ne doit pas prendre plus de trois heures, si l’on a bon pied bon œil et si l’on emprunte les sentiers d’autrefois. Mais vous, laïcs, séculiers et réguliers, vous préférez vous déplacer en Mercédès rutilantes ou quatre-quatre climatisées, tant il y va de votre prestige, de la reconnaissance sociale et de votre ascendant personnel. Est-ce cela votre modernité ? Ils n’étaient pas ainsi, vos aïeux ; ils ne méprisaient pas l’effort ni ne craignaient la difficulté, même quand ils résidaient à Paris sous Louis XIII et qu’ils avaient pour noms Sionite et Hesronite.
Ces natifs d’Ehden et de Hasroun s’étaient retrouvés Rive gauche, et bien avant Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pour « composer chastement leurs églogues ». Avec un certain allant, ils ont fait de l’orientalisme sans le savoir. C’est-à-dire avant qu’Edward Saïd ne lance son brûlot de 1978 qui allait susciter tant d’interrogations dans les milieux académiques et tant d’éructations dans les rangs de la gauche nationaliste ou plus simplement anti-impérialiste.
Deux forts en thème sous Richelieu ?
Jibrayil al-Sahyuni (Gabriel Sionite) et Yuhanna al-Hasruni (Jean Hesronite) sont deux savants(2), qui avaient reçu une formation classique au Collège Maronite de Rome. Disposant d’un tel atout, ils pouvaient aisément trouver emploi dans les capitales européennes et dans les cercles académiques avides d’Orient et d’exotisme. En rédigeant leur ouvrage, ces interprètes du roi de France « élisent quelques villes orientales dont ils proposent un tractatus brevis, genre de descriptif brossé au goût de l’Europe de l’époque. Sans être un récit savant, le Bref traité de quelques villes orientales se présente tel le journal de la visite fictive des grandes villes du Moyen-Orient, Tripoli, Alep et Le Caire par exemple, dont Sionite et Hesronite esquissent une rapide prosopographie historique, décrivent les us et coutumes avant d’exposer quelques-uns de leurs illustres hommes »(3). Oui, une visite fictive comme celle que rendit bien plus tard Italo Calvino aux Villes invisibles. Ni vérité, ni mensonge, comme dirait l’autre. En gros, une relation de voyage comme l’aurait rédigée Jules Verne sans quitter son bureau !
Mais revenons à nos deux Nordistes qui s’étaient frottés à la civilisation de la Renaissance dans la cité éternelle à l’ombre du souverain Pontife. Voyons ce qu’ils disent de la ville de Tripoli : « Bien que la ville ne soit entourée d’aucune muraille, elle est protégée par sept tours carrées mais robustes, situées sur la côte. De la haute colline, du côté qui regarde le Liban, apparaît une citadelle fortifiée que les habitants disent avoir été construite par les Francs chrétiens… On aperçoit aussi des bains superbes … Ensuite, ce qui fait la splendeur de la ville de Tripoli, c’est qu’elle est une sorte de réceptacle et magasin de tous les marchands…Perses, Indiens orientaux, Arabes, Égyptiens, ensuite Européens… »(4).
Par ailleurs, écoutons avec quel accent de nostalgie lamartinienne et quelle fierté ces Maronites exilés volontaires en pays de « froidure » parlaient de leur petit coin de terre méditerranéenne auquel, tout jeunes, ils furent arrachés : « Là, tu verras la source bien douce des jardins, appelée en syriaque par les habitants Nahro Kadicho, ce qui veut dire le « fleuve sacré », dont nous avons vu le très copieux jaillissement et dans les eaux glacées duquel nous avons bu tranquillement. C’est là, dans la roche vive, que nous voyons, non pas par l’art de l’homme, mais par celui de la nature, des remparts bien majestueux qui se dressent contre les ennemis et dont les accès en temps de guerre peuvent être facilement défendus par n’importe quelle faible femme contre une armée entière »(5). Alfred de Vigny n’aurait pas mieux évoqué Roncevaux ni le preux Roland !(6)
Sommes-nous condamnés à imiter le "frangi", l’Occidental ?
Mais qui étaient donc ces deux érudits égarés du côté du Collège de France ? Comment étaient-ils considérés à Paris où ils s’activaient ? Étaient-ils des Levantins que la Providence avait mis sur le droit chemin, des Chrétiens orientaux dignes d’intérêt, de doctes métèques qui servaient la cause de l’Église romaine ? N’étaient-ils pas un peu des sarrasins mal dégrossis ? En tout cas, et aux yeux des sujets du roi de France, les Français de souche comme on dirait aujourd’hui, ils devaient passer pour l’Autre, c’est-à-dire pour des êtres inachevés à qui il manquait quelque chose. En dépit de leur C.V. qui attestait de leur grand savoir !
Et ces passeurs de cultures, qui jouaient le rôle décrié, à mes yeux, de plaque tournante entre cultures et civilisations, comment se définissaient-ils ? Je n’ai pas trouvé réponse à telle interrogation. Même si j’ai toujours à l’esprit la manière dont leur contemporain, le Grand Doueihy, désormais bienheureux, se présentait. Figurez-vous qu’il signait « Istifan al-Ihdini, Morouni » (7). Cela dit, je laisse aux spécialistes de l’époque le soin de poursuivre les débats sur la question.
Par ailleurs, le lecteur ne manquera pas de remarquer combien nos deux Mont-libanais ont adopté les tics, travers et préjugés des Occidentaux en s’offusquant de l’entente qui régnait à Tripoli entre gens de confessions différentes : « On doit s’étonner aussi que les musulmans et les chrétiens aillent pêle-mêle au bain, qu’ils n’évitent nullement le mélange des différentes religions, mais qu’ils fréquentent tous les bains en même temps et qu’ils se traitent les uns les autres, avec amitié, aussi bien les hommes que les femmes » (8).
Le Lévite et la latiniste
Mais que je vous présente ceux qui ont pris la peine de mettre le texte du Bref Traité à notre disposition en l’introduisant, en le commentant et en le traduisant en une langue vivante :
Professeur d’histoire et chercheur à l’Université Saint-Esprit de Kaslik, le père Joseph Moukarzel est historien-médiéviste, dont la spécialité est l’étude des chrétiens d’Orient. Auteur de très nombreuses publications, il est également directeur de la Bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik, qu’il a transformée en start-up, ruche où grouillent les abeilles qui s’activent à longueur de journée.
Mireille Issa, la dernière latiniste du Liban depuis que les pères jésuites ont renoncé à enseigner cette langue morte dans leurs établissements, est chef du Centre d’Études latines à l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Spécialiste de la langue des Croisades et des Maronites qui ont fréquenté le Collège Maronite de Rome, elle est auteur de plusieurs ouvrages sur la langue, l’histoire et la littérature du Moyen Âge.
À eux deux, ils ont pris la charge de préserver notre passé pour nous le restituer.
Un mot qui n’est pas le dernier
Je n’aurais pas tout dit si je ne disais que le père Joseph Moukarzel et la professeure Mireille Issa sont, pour notre bonheur, des Maronites, comme on en fait de moins en moins. Ce n’est pas l’appât du gain qui les fait courir. C’est plutôt le goût du travail bien fait et celui de la préservation de notre mémoire libanaise. Au-delà des fabulations et des rodomontades !
1- Je préfère l’orthographe « Ihdin », comme m’appelait à le faire le regretté Kamal Salibi. Après tout, c’est ainsi que le prononcent mes compatriotes, les gens du lieu.
2- Étaient-ils des savants d’après les standards qui régissaient la réflexion intellectuelle du début du XVIIe siècle européen ? J’aurais préféré les qualifications de « lettrés » ou de « doctes ». Leurs coreligionnaires les ont trop vite peut-être qualifiés de « ’Alama ». Pour ce qui nous concerne, à savoir le Tractatus brevis, ils ont fait œuvre de « voyageurs », rapportant exotisme et curiosités à l’usage des milieux européens férus de turqueries et d’orientalisme.
3- Joseph Moukarzel et Mireille Issa, Bref traité de quelques villes orientales, de la religion et des mœurs des indigènes, Brepols, Belgique, 2023, quatrième de couverture.
4- Ibid., pp. 91-95 passim
5- Ibid., p. 64.
6- Alfred de Vigny, « Le Cor », in Poèmes antiques et modernes.
7- Istifan d’Ehden, Maronite
8- Moukarzel et Issa, pp. 91-93
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