L’unité du Liban au défi de «l’unité des fronts»

 
C’est une véritable leçon d’humanité et d’unité que le Liban vient d’infliger à Israël, à l’Iran et au Hezbollah, à travers l’élan de solidarité, d’empathie et de compassion qui a suivi la double agression israélienne des 17 et 18 septembre. Face à l’horreur des visages défigurés, médecins et personnel infirmier ont veillé jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement de leurs forces, pour suturer les visages et les mains labourés par les explosions. Ceux qui ont tenté l’impossible pour reconstituer les visages, sauver les yeux et réparer lèvres, nez, épiderme et muscles déchiquetés, ont été les premiers acteurs, les premiers héros de cette solidarité nationale retrouvée.
«Dans les salles d’opérations, le spectacle était insoutenable», me confie un spécialiste des yeux, sous le sceau de l’anonymat. Avec ses collègues, il a veillé toute la nuit pour soigner les personnes éborgnées, aveuglées et défigurées par un bipeur ou un talkie-walkie qui leur avait explosé en plein visage. «Parfois, toute la face avait disparu», souligne cet ami, tout étonné encore de ce mal né en un éclair et qui déplore les «victimes collatérales», souvent aussi profondément touchées que les propriétaires des appareils piégés.
D’une certaine façon, face à la doctrine militaire iranienne de «l’unité des front», qui a dicté l’entrée en guerre du Hezbollah contre Israël, le Liban a brandi l’arme suprême de sa propre unité.
Certes, cet extraordinaire élan de solidarité n’a pas, et ne peut pas effacer le profond désaccord politique qui oppose les Libanais au sujet de l’initiative militaire du Hezbollah, à l'origine de ce malheur. Cependant, nous avons montré au monde que ce profond désaccord s’arrête au seuil de la souffrance.
«La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes, et le plus révélateur, d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie», a écrit la philosophe juive Hannah Arendt.

D’une certaine façon, nous avons prouvé au monde que le Liban du «vivre ensemble» existe bel et bien, et qu’il va au-delà que la politique; il s’enracine dans un terreau de patriotisme qui n’est ni un vain mot ni du sentimentalisme bon marché. D’une certaine façon, ce qui s’est passé doit nous aider à croire en nous-mêmes, en nos traditions et en notre vocation historique. La ségrégation confessionnelle est l’antithèse du Liban.
Il y a là un argument solide contre ceux qui regrettent que le Grand Liban n’ait pas été conçu dès le départ comme un «foyer chrétien» plutôt que comme une terre de convivialité islamo-chrétienne. Il est trop tard aujourd’hui pour se poser cette question de pure complaisance. D’ailleurs, peut-on vraiement être sûr que cette voie aurait assuré au Liban un avenir plus radieux, dans un environnement régional sur lequel nous n’avons pas prise?
Écoutons à ce sujet Pierre Rondot, ce grand spécialiste du Proche-Orient: «(…) En perdant son caractère mixte, le Liban deviendrait en Orient une sorte d'enclave chrétienne, dont les rapports avec le reste du monde arabe risqueraient d'être difficiles. On peut même se demander si, dans ces conditions, il resterait en mesure de conserver son rôle naturel, pourtant très fécond, de lien entre l'Orient et l'Occident. Mais surtout, cela signifierait l'abandon d'une formule de parité et de symbiose islamo-chrétienne, formule qui, dans une certaine mesure, nous l'avons dit, paralyse l'évolution moderne du Liban, mais qui a le grand mérite de prouver la possibilité d'une telle entente et d'offrir un exemple d'une incalculable portée morale. Renoncer à cette symbiose, ne serait-ce pas accepter un recul délibéré vers la ségrégation religieuse, dans le seul canton de l'Orient d'où celle-ci a toujours été traditionnellement exclue?» (*)
Pari risqué, le Grand Liban demeure un pari possible. Il exige des dirigeants exceptionnels – visionnaires, dévoués, intègres et habiles. À nous de les élire.
(*) Le Liban et les foyers chrétiens en Orient:
https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1957_num_22_6_2464
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