«S'en souvenir pour oublier», une plongée au cœur des méandres de la mémoire
Avec S'en souvenir pour oublier, Saïd Ghazal signe un roman intense, explorant avec finesse les méandres de la mémoire et de l'identité à travers le prisme de la maladie d'Alzheimer.

Né à Beyrouth en 1957, Saïd Ghazal a connu très jeune le déchirement de l'exil, fuyant le Liban en 1976 pour échapper à la guerre civile. Cette expérience fondatrice de l'arrachement et du deuil identitaire nourrit en profondeur son œuvre littéraire, comme en témoigne son troisième roman, S'en souvenir pour oublier, paru aux éditions Le lys bleu.

Après La Langue oubliée de Dieu (2017), méditation poétique et philosophique sur la perte, la mémoire et la quête de sens, puis Vincent, Nour et les autres (2021), fable humaniste explorant avec finesse les notions d'altérité et de résilience, Saïd Ghazal continue d'approfondir avec ce nouveau roman les thèmes qui structurent son univers: l'exil, bien sûr, mais aussi la transmission, l'identité, le poids du passé et le pouvoir réparateur des mots. Autant de motifs qui s'incarnent et prennent chair à travers le destin de ses personnages, touchants de vérité et de fragilité.

S'en souvenir pour oublier nous entraîne dans le quotidien douloureux de Jean, trentenaire en drift qui a sacrifié sa vie pour prendre soin de sa grand-mère Élina, atteinte de la maladie d'Alzheimer. À travers une construction narrative éclatée, kaléidoscopique, qui mime les affres d'une mémoire défaillante, Ghazal tisse une fresque familiale pudique et poignante, où les temporalités s'entremêlent pour révéler peu à peu les strates enfouies d'un passé douloureux.

Par petites touches impressionnistes, par bribes arrachées au silence, se dessine ainsi l'histoire d'Élina, jeune fille syriaque rescapée du génocide perpétré par les Ottomans en 1915. Contrainte à l’exil au Liban, elle emportera avec elle cette blessure originelle, cette «langue oubliée» de l’enfance, dont elle ne pourra transmettre à ses descendants que l’absence et le manque. De cet arrachement fondateur découle une généalogie du trauma, une onde de choc existentielle qui se répercute jusqu’à Jean, héritier malgré lui de cette mémoire trouée, morcelée. «À travers la brume opaque de sa mémoire, je distinguais les contours flous d’une histoire familiale cabossée, parsemée de secrets et de non-dits», observe-t-il ainsi, conscient du poids de cet héritage indicible.

La maladie d’Élina, qui la voit sombrer jour après jour dans les limbes de l’oubli, apparaît dès lors comme une métaphore déchirante de l’effacement culturel et mémoriel qui menace les peuples en exil. Sa lutte quotidienne pour retenir quelques lambeaux de souvenirs reflète en un miroir grossissant celle de tous les déracinés pour préserver leur identité et leur mémoire face aux assauts du temps et de la distance. «Sa mémoire est un champ de ruines. Un palais dévasté dont je m’efforce de sauver quelques fragments de mosaïque avant qu’ils ne tombent en poussière», constate Jean avec une acuité douloureuse.


En prenant soin d’Élina, en recueillant patiemment les miettes éparses de son passé, Jean ne mène pas seulement un combat intime contre l’oubli et la perte. Il se fait aussi, par la force des choses, le dépositaire fragile et précieux d’une mémoire familiale et communautaire en voie de disparition, le dernier rempart contre un effacement qui menace l’identité même des siens. Résistant discret à l’amnésie collective, il tente de raviver jour après jour la flamme vacillante de la mémoire d’Élina, de réinventer son passé pour mieux l’ancrer dans le présent et lui permettre de se réapproprier, ne serait-ce qu’en pointillés, le fil rompu de son histoire.

Mais S’en souvenir pour oublier explore aussi, en filigrane, les répercussions délétères de l’exil et du trauma sur l’équilibre psychique et les relations familiales. Le suicide de Marie, mère de Jean, apparaît ainsi comme la manifestation paroxystique de cette «blessure en héritage», de ce mal-être existentiel induit par le déracinement et l’impossibilité de se construire une identité stable. Sa relation complexe et ambivalente avec Jean, tissée d’amour et de ressentiment, de non-dits et de silences pesants, est décrite par Ghazal avec une finesse psychologique remarquable: «Entre ma mère et moi, il y a toujours eu trop de place pour les fantômes. Les mots manquants, les gestes esquissés, les étreintes avortées jonchaient le terrain vague de notre relation comme autant de pierres d’achoppement.»

C’est finalement auprès d’Amal, amie d’enfance et amour secret, que Jean trouvera un apaisement relatif et la force de continuer malgré tout. Leurs retrouvailles, pudiques et lumineuses, apportent au récit une respiration bienvenue, une note d’espoir et de douceur dans un univers par ailleurs âpre et mélancolique. Leur lien ténu mais indéfectible, né dans l’enfance et mûri dans l’adversité, incarne la soif de se reconnecter à ses racines, le désir viscéral de se (re)construire une identité malgré les blessures de l’exil.

Face au silence assourdissant d’une histoire familiale trouée, morcelée, Jean trouvera finalement un salut inattendu dans l’écriture et la mise en récit. Tentative éperdue de raviver la mémoire vacillante d’Élina, de donner chair et sens à son passé éparpillé, l’entreprise d’écriture de Jean prend peu à peu une dimension cathartique et réparatrice. Par la grâce des mots et le pouvoir de la fiction, il réinvente le passé de sa grand-mère, comble les trous béants de sa mémoire défaillante, et par là même donne un sens nouveau à sa propre existence.

L’écriture apparaît dès lors comme un acte de résistance et de résilience, un moyen de transmuer la douleur de la perte en une forme de sagesse et d’acceptation. En écrivant pour ne pas oublier, pour arracher à l’obscurité les bribes du passé, Jean ne fait pas seulement œuvre de mémoire et de transmission. Il se réapproprie aussi son histoire, se choisit un destin par-delà les blessures et les non-dits. Tissant patiemment une nouvelle trame narrative à partir des lambeaux épars de son héritage familial et culturel, il parvient à se construire une identité malgré l’exil et ses déchirures, à faire de son déracinement une force et une richesse.

Servi par la prose délicate et rythmée de Saïd Ghazal, qui parvient à rendre palpable l’indicible douleur des déracinés et des désorientés, S’en souvenir pour oublier confirme le talent de l’auteur pour ausculter avec justesse et empathie les tourments de l’exil et de la perte.
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