Quel regard portez-vous sur les dix ans d’expérience démocratique en Tunisie ?
La révolution de 2011 n'a pas été seulement un bouleversement du système politique, mais également un changement sociétal. Premièrement, avec la mise en place d'une commission pour atteindre les objectifs de la révolution à laquelle la société civile et l'ensemble des partis politiques ont participé. Cela a permis de tracer les grandes lignes stratégiques, notamment le code électoral. Par la suite, les élections à l'Assemblée constituante ont eu lieu en 2011, avec une victoire du parti islamiste Ennahda, mais également de deux autres partis, Ettakatol (sociaux-démocrates laïcs) et le Congrès pour la République (centre-gauche). S'en est suivi un gouvernement dit de « coalition » avec Moncef Marzouki à sa tête. Durant trois ans, la société civile s'est fortement mobilisée durant l’élaboration de la nouvelle Constitution.
Des assassinats politiques ont également émaillé cette période postrévolutionnaire, avec la mort de Chokri Belaïd, le 6 février 2012 et de Mohamed Brahmi, le 25 juillet de la même année. Durant six mois, c'était le chaos total, des dizaines d'associations ont investi le Bardo (siège du Parlement), soutenues par une soixantaine de députés. Dans ce contexte, la nouvelle constitution a pu être achevée le 27 janvier 2014. Le pays sortant tout juste du joug totalitaire de Ben Ali, il a été décidé que les pouvoirs seraient répartis entre le président de la République, le président de l'Assemblée et le chef du gouvernement. Cette mesure est la source de l'instabilité gouvernementale actuelle, avec dix gouvernements en dix ans.
Des manifestants enlèvent des barrières métalliques lors de heurts avec les forces de sécurité devant le parlement, lors d’une manifestation contre la prise des pouvoirs par le président Kaïs Saïed, dans la capitale Tunis, le 14 novembre 2021. (Photo par FETHI BELAID / AFP)
En quoi le virage entrepris par Kaïs Saïed est-il dangereux pour le pays ?
Le coup de force opéré le 25 juillet dernier résulte d’un conflit ouvert entre le président et le chef du gouvernement. Fatiguée des conflits entre les trois présidences, c'est dans cette optique que la population est descendue dans la rue le 25 juillet, mais aucun coup de force n'était souhaité à ce moment-là. Le président de la République a profité de ces revendications pour décréter des mesures d'urgence et accaparer l'ensemble des pouvoirs, théoriquement pour une période d'un mois, sauf que cette période a été prorogée _sine die_. Le décret 117, promulgué le 22 septembre, est un nouveau tournant, puisque le chef de l’État accapare officiellement deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif : il peut gouverner par décrets présidentiels. De fait, c'est une situation qui n'est pas démocratique. C’est dans ce contexte que Kaïs Saïed a nommé unilatéralement la nouvelle Première ministre, Najla Bouden, le 11 octobre dernier.
Le peuple est-il réceptif aux annonces populistes du président ?
À l'heure actuelle, nous observons une mobilisation des partisans du président et de ceux d'Ennahda qui réclament la fin de l'état d'urgence. On a l'impression que la surenchère est enclenchée des deux côtés. Quelques escarmouches ont d'ailleurs éclaté pendant les manifestations. Pour une partie de la population, la démocratie est un concept louable mais, somme toute, assez abstrait, la priorité étant leur propre situation économique. Le discours populiste et séduisant de Kaïs Saïed leur apparaît comme une solution.
À ne pas négliger également l’impact du discours de Abir Moussi, figure politique émergente, qui est donnée gagnante aux prochaines élections parlementaires. Elle suggère un retour à l'ancien système et se revendique de Ben Ali, en martelant que la démocratie n’a apporté rien de bon au pays. Le succès de Moussi s’est construit grâce à l’effet repoussoir incarné par les islamistes d’Ennahda. Sa formation est perçue par bon nombre de gens comme étant une force progressiste. Certains de ses alliés lui ont emboîté le pas en rejetant le concept de démocratie et en demandant un retour au totalitarisme. Donc, ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie est un _melting-pot _assez explosif.
Selon vous, la communauté internationale pourrait-elle être amenée à jouer un rôle prochainement ?
Hélas, je ne le pense pas. Kaïs Saïed est atteint d'un certain « autisme politique » qui s'étend non seulement à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur des frontières. Le G7 a publié un communiqué à la mi-septembre, dans lequel il a appelé à un retour rapide aux institutions. Dans chacun de ses discours, on entend d'ailleurs des choses aberrantes, où il explique que « nous ne sommes pas des élèves sur les bancs d'une école ». Alors que les agences de notations internationales risquent de dégrader la note de la Tunisie, le président leur répond qu’elles devraient revoir leurs critères. La Banque centrale a prévenu que le pays est au bord de la faillite économique. Il y a donc une sorte de fuite en avant : le président fait la sourde oreille et poursuit son objectif sans bouger d'un iota de sa trajectoire.
Au Palais de Carthage, le président Kaïs Saïeb annonce la dissolution du Parlement et la fin gouvernement Mechichi, le 25 juillet 2021, après une journée de mobilisation nationale. (Photo par FETHI BELAID / AFP)
Avez-vous constaté ces dernières semaines des signes tangibles témoignant d'une dérive autoritaire ?
Depuis le 25 juillet, il y a eu 58 assignations à résidence, sans que la justice n'ait donné un quelconque accord et sans explication justifiant ces mesures. Des interdictions de voyage ont également touché des pans entiers de la société, comme par exemple les hommes d'affaires. Soupçonnés de corruption dans leur totalité, ils ne peuvent plus franchir les frontières. Cette mesure n'est pas nominative : il suffit qu'il y ait marqué « gérant » sur la carte d'identité. Cela touche des coiffeurs, des cafetiers et des gérants de petits magasins mais aussi des magistrats et des responsables politiques. Du jour au lendemain, ils ont été empêchés de sortir du pays. Il y a eu aussi des comparutions devant des tribunaux militaires de journalistes et d’hommes politiques pour « diffamation », des affaires qui relèvent pourtant du civil, ce qui est aberrant. Nous constatons davantage d'animosité et d'agressions envers les journalistes, il existe donc des dérives documentées en ce qui concerne les violations des droits humains.
Les prochaines semaines seront décisives, après la récente démonstration de force d'Ennahda qui a rassemblé des milliers de personnes dans les rues, le 10 octobre dernier. Pour l'heure, Kaïs Saïed continue de proclamer sa légitimité populaire. Personnellement, je pense que tout n'est pas perdu car la société civile tunisienne reste forte et active sur le terrain. La peur a baissé d’un cran et de plus en plus de personnes se mobilisent contre la dérive actuelle.
La révolution de 2011 n'a pas été seulement un bouleversement du système politique, mais également un changement sociétal. Premièrement, avec la mise en place d'une commission pour atteindre les objectifs de la révolution à laquelle la société civile et l'ensemble des partis politiques ont participé. Cela a permis de tracer les grandes lignes stratégiques, notamment le code électoral. Par la suite, les élections à l'Assemblée constituante ont eu lieu en 2011, avec une victoire du parti islamiste Ennahda, mais également de deux autres partis, Ettakatol (sociaux-démocrates laïcs) et le Congrès pour la République (centre-gauche). S'en est suivi un gouvernement dit de « coalition » avec Moncef Marzouki à sa tête. Durant trois ans, la société civile s'est fortement mobilisée durant l’élaboration de la nouvelle Constitution.
Des assassinats politiques ont également émaillé cette période postrévolutionnaire, avec la mort de Chokri Belaïd, le 6 février 2012 et de Mohamed Brahmi, le 25 juillet de la même année. Durant six mois, c'était le chaos total, des dizaines d'associations ont investi le Bardo (siège du Parlement), soutenues par une soixantaine de députés. Dans ce contexte, la nouvelle constitution a pu être achevée le 27 janvier 2014. Le pays sortant tout juste du joug totalitaire de Ben Ali, il a été décidé que les pouvoirs seraient répartis entre le président de la République, le président de l'Assemblée et le chef du gouvernement. Cette mesure est la source de l'instabilité gouvernementale actuelle, avec dix gouvernements en dix ans.
Des manifestants enlèvent des barrières métalliques lors de heurts avec les forces de sécurité devant le parlement, lors d’une manifestation contre la prise des pouvoirs par le président Kaïs Saïed, dans la capitale Tunis, le 14 novembre 2021. (Photo par FETHI BELAID / AFP)
En quoi le virage entrepris par Kaïs Saïed est-il dangereux pour le pays ?
Le coup de force opéré le 25 juillet dernier résulte d’un conflit ouvert entre le président et le chef du gouvernement. Fatiguée des conflits entre les trois présidences, c'est dans cette optique que la population est descendue dans la rue le 25 juillet, mais aucun coup de force n'était souhaité à ce moment-là. Le président de la République a profité de ces revendications pour décréter des mesures d'urgence et accaparer l'ensemble des pouvoirs, théoriquement pour une période d'un mois, sauf que cette période a été prorogée _sine die_. Le décret 117, promulgué le 22 septembre, est un nouveau tournant, puisque le chef de l’État accapare officiellement deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif : il peut gouverner par décrets présidentiels. De fait, c'est une situation qui n'est pas démocratique. C’est dans ce contexte que Kaïs Saïed a nommé unilatéralement la nouvelle Première ministre, Najla Bouden, le 11 octobre dernier.
Le peuple est-il réceptif aux annonces populistes du président ?
À l'heure actuelle, nous observons une mobilisation des partisans du président et de ceux d'Ennahda qui réclament la fin de l'état d'urgence. On a l'impression que la surenchère est enclenchée des deux côtés. Quelques escarmouches ont d'ailleurs éclaté pendant les manifestations. Pour une partie de la population, la démocratie est un concept louable mais, somme toute, assez abstrait, la priorité étant leur propre situation économique. Le discours populiste et séduisant de Kaïs Saïed leur apparaît comme une solution.
À ne pas négliger également l’impact du discours de Abir Moussi, figure politique émergente, qui est donnée gagnante aux prochaines élections parlementaires. Elle suggère un retour à l'ancien système et se revendique de Ben Ali, en martelant que la démocratie n’a apporté rien de bon au pays. Le succès de Moussi s’est construit grâce à l’effet repoussoir incarné par les islamistes d’Ennahda. Sa formation est perçue par bon nombre de gens comme étant une force progressiste. Certains de ses alliés lui ont emboîté le pas en rejetant le concept de démocratie et en demandant un retour au totalitarisme. Donc, ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie est un _melting-pot _assez explosif.
Selon vous, la communauté internationale pourrait-elle être amenée à jouer un rôle prochainement ?
Hélas, je ne le pense pas. Kaïs Saïed est atteint d'un certain « autisme politique » qui s'étend non seulement à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur des frontières. Le G7 a publié un communiqué à la mi-septembre, dans lequel il a appelé à un retour rapide aux institutions. Dans chacun de ses discours, on entend d'ailleurs des choses aberrantes, où il explique que « nous ne sommes pas des élèves sur les bancs d'une école ». Alors que les agences de notations internationales risquent de dégrader la note de la Tunisie, le président leur répond qu’elles devraient revoir leurs critères. La Banque centrale a prévenu que le pays est au bord de la faillite économique. Il y a donc une sorte de fuite en avant : le président fait la sourde oreille et poursuit son objectif sans bouger d'un iota de sa trajectoire.
Au Palais de Carthage, le président Kaïs Saïeb annonce la dissolution du Parlement et la fin gouvernement Mechichi, le 25 juillet 2021, après une journée de mobilisation nationale. (Photo par FETHI BELAID / AFP)
Avez-vous constaté ces dernières semaines des signes tangibles témoignant d'une dérive autoritaire ?
Depuis le 25 juillet, il y a eu 58 assignations à résidence, sans que la justice n'ait donné un quelconque accord et sans explication justifiant ces mesures. Des interdictions de voyage ont également touché des pans entiers de la société, comme par exemple les hommes d'affaires. Soupçonnés de corruption dans leur totalité, ils ne peuvent plus franchir les frontières. Cette mesure n'est pas nominative : il suffit qu'il y ait marqué « gérant » sur la carte d'identité. Cela touche des coiffeurs, des cafetiers et des gérants de petits magasins mais aussi des magistrats et des responsables politiques. Du jour au lendemain, ils ont été empêchés de sortir du pays. Il y a eu aussi des comparutions devant des tribunaux militaires de journalistes et d’hommes politiques pour « diffamation », des affaires qui relèvent pourtant du civil, ce qui est aberrant. Nous constatons davantage d'animosité et d'agressions envers les journalistes, il existe donc des dérives documentées en ce qui concerne les violations des droits humains.
Les prochaines semaines seront décisives, après la récente démonstration de force d'Ennahda qui a rassemblé des milliers de personnes dans les rues, le 10 octobre dernier. Pour l'heure, Kaïs Saïed continue de proclamer sa légitimité populaire. Personnellement, je pense que tout n'est pas perdu car la société civile tunisienne reste forte et active sur le terrain. La peur a baissé d’un cran et de plus en plus de personnes se mobilisent contre la dérive actuelle.
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