Le Liban actuel est-il révolu?
Le Liban qui se débat dans des crises sans précédent est-il à l’article de la mort? Nombreux sont ceux qui insistent sur le fait que le Liban qu’on a connu a disparu à tout jamais depuis que la crise financière et économique qui le secoue s’est accentuée au point d’être considérée par la Banque mondiale comme l’une des pires dans l’histoire du monde et classée parmi les dix, voire les trois crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du XIXᵉ siècle.

En dépit de ce sombre tableau et de pronostics tout aussi décourageants pour l’avenir, les responsables libanais ne font pas montre de transparence et ne communiquent pas cette réalité amère à la population, même s’ils sont nombreux à l’admettre en privé, en particulier ceux qui suivent de près la situation financière de la Banque du Liban, dont les réserves ont fondu pour atteindre un niveau catastrophique inédit.

À moins d’un mois du scrutin, tous évitent d’exposer aux Libanais les faits et les scenarii noirs qui guettent le pays et qui alourdissent le quotidien des responsables, lesquels voient néanmoins qu’ils ont intérêt à prétendre avoir la situation sous contrôle et à se poser en sauveurs, capables de remettre le pays sur les rails. Ce train vétuste qu’est devenu le Liban part cependant en roue libre et déraille complètement.

Face aux tentatives officielles de minimiser la gravité d’une situation qu’on laisse empirer faute d’un processus sérieux et réfléchi de redressement, de nombreux experts s’accordent à affirmer qu’il n’est pas du tout exagéré d’annoncer la fin du Liban que nous connaissons, dans ses systèmes politique et économique actuels. Ils relèvent que tous les indicateurs nous rapprochent plus que jamais de la fin du pays du Cèdre actuel, ce qui commande de commencer à déterminer les contours du nouveau Liban à naître, en définissant les régimes politiques et économiques les plus adéquats pour un pays de la taille du nôtre et de sa pluralité.

Sauf que la perspective d’une réédification du pays sur de nouvelles bases politiques et économiques donne des sueurs froides à tous ceux qui redoutent de voir le Hezbollah, fort de ses armes, imposer un système fondé entre autres sur la répartition du pouvoir par tiers, après maintes années de parité islamo-chrétienne. Des craintes qui peuvent se confirmer, soulignent les tenants de cette thèse, si cette formation venait à remporter les élections de mai 2022 et à obtenir une majorité parlementaire. Un grand nombre de Libanais considère dans ce contexte que le seul salut pour le Liban serait l’abolition du système confessionnel et la transition vers un État civil, loin du partage des postes et du pouvoir sur une base confessionnelle et sectaire.

Cependant, on ignore à ce jour si le changement touchera en premier lieu le système économique, effondré complètement du fait de l’aggravation des crises depuis 2019, ou s’il touchera le système politique d’abord, entraînant de facto un changement du système économique.


Experte en développement et en questions sociales, et ancienne diplomate onusienne, Brigitte Kheir considère que «l’économie libanaise telle que nous l’avons connue au lendemain de l’accord de Taëf diffère entièrement de celle qui prévalait avant le début de la guerre de 1975». «L’économie d’après Taëf est biaisée, basée sur les quotas, la corruption et contrôlée par des milices. En d’autres termes, c’est une économie dans laquelle l’État est au service des politiciens et des milices. Cela ne pouvait donc pas durer, d’où la faillite de l’État à laquelle nous assistons», explique-t-elle.

Elle souligne que «le système économique et politique d’après-guerre est un système faible et bancal» et donne pour preuve «les dépenses de l’État qui excédaient ses recettes». «Les milices, les politiciens et leurs partisans volaient l’État et dilapidaient l’argent public. L’État n’avait pas la capacité de percevoir les impôts, sauf auprès du citoyen ordinaire qui n'appartenait à aucun groupe politique», déplore Brigitte Kheir. Dans son entretien avec Ici Beyrouth, Brigitte Kheir indique que «le système établi au lendemain de la guerre n’était pas libéral» et explique que «la question de savoir si le système libéral, qui reposait sur une économie libre, les services et le système bancaire, est terminé ne se pose pas de ce fait». «L’économie libanaise était faussée contrairement à l’époque d’avant-guerre», insiste-t-elle. Et de souligner qu’elle «devrait être libérale par excellence», tout en observant que «l’avenir et la quintessence de l’économie libanaise reposent sur une économie du savoir et des libertés basées sur les services et les secteurs qui ont fait la renommée du Liban». Mme Kheir cite dans ce contexte les secteurs de la santé, de l’enseignement supérieur, de la créativité, de la technologie du savoir et des start-up. «Les avantages de la compétitivité de ces secteurs doivent être préservés», insiste-t-elle. «L’économie du Liban se doit d’être intégrée aux économies arabes, internationales et mondiales. Il est très important pour un pays tel le Liban de faire partie de la mondialisation. Nous sommes une part de l’économie mondiale, et de l’espace économique arabe et européen en particulier», estime Brigitte Kheir.

En dépit de ce qui précède, Mme Kheir, candidate aux élections législatives sur la liste de Michel Moawad dans la circonscription Liban-Nord III (Bécharré-Batroun-Zghorta-Koura), insiste sur la «nécessité d’entreprendre les réformes politiques qui restent une priorité, envers et contre tout, de changer le système libanais et de moderniser la Constitution pour répondre aux besoins d’une République moderne et démocratique, capable de prendre des décisions économiques et politiques réfléchies et de les mettre en œuvre». «Cette modernisation de la Constitution permettra, à son avis, davantage de reddition des comptes et rapprochera le pouvoir de la population. Elle reflètera les attentes des électeurs et fera que l’alternance soit la règle, que la justice soit indépendante, et que les politiciens et partis politiques soient purement libanais et ne reçoivent pas leurs ordres de l’étranger». Dans ce contexte, «les élections seront cruciales pour déterminer l’avenir du système politique et économique, pour changer le rapport des forces et mettre fin à l’emprise iranienne rendue possible par le Hezbollah et ses alliés», estime-t-elle.

A son tour, la chercheuse en affaires économiques et financières et professeure à l’Université libano-américaine, Layal Mansour, rejoint l’analyse de Kheir dans le sens où, à ses yeux, il est «impossible de poursuivre avec le système politique actuel basé sur le confessionnalisme et la répartition des postes selon des quotas confessionnels». Et d’insister, lors de son entretien avec Ici Beyrouth, sur la nécessité d’adopter «un système qui repose sur la décentralisation ou tout autre type de fédéralisme». «Le pluralisme religieux au Liban ressemble à celui de nombreux autres pays, lesquels ont eu recours à des systèmes basés principalement sur la décentralisation et le fédéralisme pour absorber cette diversité», constate-t-elle.

Quant au sort du système économique, Mme Mansour se montre plus tranchante. Elle considère que «le système actuel va inéluctablement changer, en particulier le taux de change, qui ira tôt ou tard vers une dollarisation globale, qui réussira si le pays repose sur les services à hauteur de 70%, ce qui est tout à fait le cas du Liban». Layal Mansour souligne aussi que «pour le secteur bancaire, la restructuration sera de mise après l’épuration des comptes suite à la faillite ou à la fusion».
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