Vertiges d'une révolution, pour quels vestiges aujourd'hui?
Mai 2022, comment penser nos élections sans se heurter à d’autres temps? La révolution d’octobre 2019, sa vitalité en sourdine dans nos souffles encore, les soubresauts de l’espoir comme appel et foi. Le vote aujourd’hui, comment poser ce geste digne, noble, sans la gageure du neuf? Vigueur d’une promesse scandée dans les rues, dans nos vies, nos corps.

Octobre 2019. Tu dis quoi de cette révolution, maman? Et toi khayé, mon frère? Sur Facebook, l’émotion d’un militaire qui pleure à l’hymne au pays, le visage des femmes. Transpiration de puissance collective. Ces moments du Liban, eux et moi à Paris. Instants sans chair, leurs journées sur mes écrans, comme fragments de réel.

Combien de jours? Ils comptent, fierté ou argument, comme on déclame nos années de couple pour se rassurer sur le lien. Je n’ai que les écrans comme fantasmes des rues. Écrans en verve, pleins mots, cèdres émotions rouges ivresses d’horizon. Les vidéos tressautent, nerfs et joie, les vidéos bougent mais ne sont pas mouvement.



C’est compliqué, pourquoi? De penser les odeurs, poussières et cris, le quotidien qui se précipite, les rires; se cogner comme gamins. Il faudrait y être pour en être. Faire partie, douleur de toujours, être partie pour mieux faire partie; revenir vérifier, tous les trois mois maintenant. Savoir sans mots que j’y suis, que j’en suis.

Vertige, le peuple dans les rues, peuple depuis quand? Une chaîne humaine reliera le nord au sud, vertige; ni image ni abstraction d’hommes que ces corps noués. Je me raccroche, de loin. Vertiges de larmes à tout coin d’écran parce que l’hymne national s’épand d’un instant ordinaire, parce que je vois l’union, parce que je ne sais pas penser.

Pourquoi c’est compliqué? Sans avis, je ne veux pas d’opinion, mais oser l’abandon. Hommage au peuple, énergie de terre, mouvance qui tient. Du bout de ses doigts levés haut, il vocalise sa singulière opposition, arrête un pays que rien n’a jamais stoppé. Pourquoi ces larmes, je ne sais ressentir, ni joie ni douleur, mais hâte d’écrire, me résigner au flou, ma gravité, mon vertige de toujours.

Je demande. L’amie ne sait pas, sa seule certitude, plus rien ne sera comme avant. Plus jamais comme avant. J’entends l’amie de toujours me dire ce jamais et j’ai aussitôt peur qui troue, espoir fou et peur. J’entends ce plus rien ne sera plus jamais comme avant, ce plus rien qui tranche, aussitôt aspire le pays d’avant, l’enfance, plus rien? Les années adolescentes, leurs douleurs et la grâce. Magnanimes portes ouvertes, la générosité humble. Les voisins qui s’interpellent d’un immeuble à l’autre, klaxons et chansons qui débordent et envahissent comme les insectes de nuit. Le linge qui danse sur les balcons.




Le trop de tout, tout en trop, plus rien comme avant? Je tangue, farouche clivage. Nécessaire insurrection; élastique nostalgie. Faut-il tout perdre de cet avant de mon pays d’avant et moi dedans, moi non plus? Famille jeux joie lumière d’Orient; plus rien, plus rien ne sera comme avant… je ne pense plus, ça scande sous mes paupières, ribambelle de vers.

C’est compliqué, mais pourquoi? Je lis les slogans, les visages sont mes ancres d’émotions. Je regarde l’entre-deux corps que tissent les corps du groupe, danses de rue et nourritures en partage, pyramides comme vaines élévations de cieux. Je regarde ce qui fait unité, séparation, s’il s’agit toujours de chercher sa place. Ce qu’on trouve parmi les lianes. Je vois des drapeaux partout, je lis les avis des uns des autres, je n’en sais pas davantage, tout émane de loin, tout m’écarte, tout sans cesse m’y ramène.

Je me rêve là-bas, d’autres y vont. Je ne prendrai pas l’avion pour retrouver les parents qui se languissent de moi, ni pour le plaisir d’une knéfé, d’un taboulé; je n’arpenterai pas la mer; je n’irai pas éprouver cet indéfinissable y être, en être, y être et trébucher d’amour pour ce pays, à tous pas. Je me rêve là-bas, foule rejointe, brouhaha exubérance, qu’importent les arguments et objections autres, la peur au ventre, ma peur d’une guerre, toujours cette peur. La guerre comme l’amour, il te suffit de les avoir vécus pour être à jamais hantée. Aller tenir une main, triturer des doigts inconnus, sentir la sueur dans ma paume, vivre la sueur d’autrui sur ma peau, me mélanger vertiges, me consoler dans ce flou. Il faudrait y être pour en être.



Compliqué d’être libanais? Compliqué de ne pas l’être. Libanaise comme eux, dans la différence. Je pleure tous les jours, des larmes à la voix coupée, et ma honte de ces émotions indécentes, je n’y suis pas. Quel loin jamais mien? Depuis les incendies des forêts, puis les esprits en flamme, le feu du peuple; le Liban peuple? Depuis toujours quel loin m’y colle.

En être sans y être, vertiges et fantômes. Soudain petite face à la terrible angoisse du retour d’avant, l’autre avant, celui des massacres sans visage.

Octobre 2019. Je pensais l’avant, sans pouvoir imaginer l’après, par manque d’imagination, de savoir politique. Sans me douter que l’après échappera à toute imagination, à tout discernement. Octobre 2019, comment penser l’après quand l’après est août 2020 et son après. L’effondrement depuis, absolu. Destruction jusqu’aux entrailles. J’assiste à l’après, notre maintenant. Plus horrifique que tous les avants. Aphasie, hébétude, comment survivre dans un réel qui fracasse jusqu’aux mots.

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