Je suis dans le noir
Et ce n’est pas une figure de style. Ce n’est pas non plus à prendre au sens littéral du terme qui signifie que l’on ne comprend plus rien. Non. Je suis dans le noir. Ce qui signifie au sens le plus libanais du terme que je suis dans l’obscurité. Il n’y a pas d’électricité. Pas de courant, pas de lumière et aucune lueur à l’horizon. Dans le noir chez nous, cher reste du monde, n’est pas une image, encore moins une locution intelligente pour dire qu’on patauge ou qu’on surnage. Non, être dans le noir chez nous c’est vraiment être dans le noir. Pas le petit noir que l’on déguste au petit matin, non, le grand noir. Envahissant. Énorme. Ne plus rien voir. Ni ce qui nous entoure, ni ce qui est loin, ni ce qui est proche. Ni la route pour rentrer chez nous. Ni le boulevard pour fuir cet enfer. Ni la lueur du carrefour où nous aurions le loisir d’hésiter. Ni le chemin pour aller d’une pièce à une autre. Ni même la petite lumière pour nous conduire juste dans notre lit. Ni éclairer aucun chemin de sortie, même pas le plus long, ni le plus court. Aucune lumière. Pas une luciole. Et la lune juste quand elle veut bien. Être dans le noir c’est aussi se dire, certains soirs trop lourds, que l’on n’a pas envie de dormir mais que l’on ne peut prétendre à autre chose, quelle prétention. Ni lire, ni écouter de la musique, encore moins voir un film, une série ou ce genre de luxe que serait un écran quelconque. Dans le noir vous dis-je. Alors vous faites quoi me demanderez-vous ? Alors on médite, on médit, on maudit notre sort aussi. À l’ère des hautes technologies, nous sommes nés dans un pays voué au désespoir. Désespoir qui rime avec noir. On n’invente rien. Me revoilà dans le noir. Encore et encore. Ça a commencé avec la guerre, je me souviens. Des pannes ponctuelles. Des excuses des autorités. Des avertissements aux pauvres citoyens. Et puis c’est rentré dans les mœurs. Deux heures et puis trois et puis quatre et puis six et aujourd’hui vingt heures et même vingt-deux heures sur vingt-quatre et parfois des jours entiers. Cela fait 46 ans que cela dure. On oublie aussi de s’excuser. Ce n’est plus la faute de personne. Les responsables de ce noir se représentent aux élections. Ils n’ont rien fait de mal, ils disent. Mais moi je suis dans le noir. J’essaie de trouver une explication. Il n’y en a aucune de plausible. J’essaie de trouver une solution. Il n’y en a aucune à l’horizon. J’essaie d’apprivoiser le noir. Mais noir c’est noir et comme dirait Johnny il n’y a plus d’espoir. Alors quoi ? Je me dis que dans la nature il doit y avoir du noir quand même. Mais à part le charbon et les corbeaux je ne vois rien d’heureux. Je vous écris et je suis encore dans le noir. Une œuvre au noir en somme avec peut-être cette étape préliminaire dans le noir pour accéder à la grande incandescence. L’étape imposée avant la grande illumination. Mais chez nous il y a toujours loin de la coupe aux lèvres comme on dit et je ne suis pas sure du tout que nos chers décideurs soient allés aussi loin dans leurs réflexions matinales entre un pot de vin et un autre délit d’initiés. Entretemps je suis toujours dans le noir et ni les philosophes de la renaissance ni Marguerite Yourcenar n’ont réussi à m’en sortir. C’est noir de chez noir et aller dormir n’est pas une option heureuse depuis le temps que la nuit au Liban est synonyme de tourment. « Où allons-nous » ; « que ferons-nous » ; « où irons-nous » sont les trois nuages noirs scotchés au-dessus de nos lits nocturnes et sombres. Entretemps et toujours dans le noir, je pense à celui qui a dit qu’il valait mieux allumer une chandelle que de maudire l’obscurité parce que visiblement ce personnage éclairé n’est jamais venu vérifier le prix des bougies au Liban en 2022 et, à force de broyer du noir, je me souviens qu’on a dit qu’à force de trop reculer, on finit par ne plus se battre. Et donc c’est dans le noir que je m’apprête à passer une nuit… blanche...

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