1975-4 août, l’impunité qui réprime le travail de mémoire
©Photos Ramzi Haidar
Alors que le Liban vient de commémorer le 47e anniversaire du début de la guerre civile, Ici Beyrouth lance une série hebdomadaire d’articles et de rencontres autour du thème de la guerre, de l’impunité et du travail de mémoire.

Dans la construction de la mémoire collective autour la guerre civile de 1975 à 1990 – dont le déclenchement est commémoré le 13 avril – quelle place occupe l’événement du 4 août 2020, date de la double explosion au port de Beyrouth? La violence du drame pulvérisant la capitale semble avoir concentré en un instant l’effet de quinze années de guerre civile. Quinze années sur lesquelles une justice sélective a été imposée par les seigneurs de la guerre, s’amnistiant et privant les citoyens de parler de leur vécu, de se constituer une histoire. Le 4 août est un vécu nouveau mais aux prises avec une même impunité, ruinant la ville, déniant aux victimes toute reconnaissance, et effaçant une mémoire citoyenne.

Même si les circonstances sont différentes, les deux événements posent la question du rapport des Libanais à leur traumatisme, la constitution de leur histoire à partir de vécus personnels, à défaut d’un récit consensuel, et surtout, la question de la justice, comme condition fondatrice de la mémoire.

Entre un événement et l’autre, des liens sont apparus, en lien avec la mémoire, comme la curiosité de l’enfant survivant du 4 août, qui «demande à son père, qui lui racontait l’histoire du Liban, s’il avait vécu quelque chose de similaire». Ou l’attitude d’un jeune homme désormais plus empathique du traumatisme de guerre de ses parents. «Je me moquais de ma mère, qui avait peur du tonnerre, maintenant je ressens la même peur», explique-t-il. Le 4 août aurait facilité le dialogue intergénérationnel autour de la guerre civile. «Il a libéré la parole autour des récits individuels», confirme Carmen Abou Jaoudé, professeure d’université, experte en justice transitionnelle et membre de la commission nationale sur les disparus.

Autre point commun, l’action de la société civile qui fait pression pour que justice soit faite et maintient vivace la mémoire des victimes.

Mais les circonstances de la guerre et du 4 août restent différentes.

«Le sentiment de revenir 30 ans en arrière»

Le photojournaliste Ramzi Haïdar, témoin oculaire de la capitale en guerre, et de l’instant de l’explosion décrit une destruction plus intense, mais sans la guerre.  «Le 4 août 2020, j’étais au cœur de la scène, à quelques dizaines de mètres du lieu de l’explosion. Au moment de la déflagration, j’ai eu le sentiment de revenir trente ans en arrière», confie-t-il. «J’ai cru qu’on revenait au cycle de la guerre. J’ai mis quelque temps avant de comprendre qu’il s’agissait d’une explosion, mais pas de celles auxquelles nous étions accoutumés (explosions de guerre et attentats politiques post-guerre, ndlr). Le 4 août était un séisme, alors que la guerre s’est prolongée dans le temps. Même les victimes ne se ressemblent pas», ajoute-t-il. Le photojournaliste qui a couvert le massacre dans les camps de Sabra et Chatila, la guerre de la Montagne et l’invasion israélienne précise que rien n’égale l’intensité du 4 aout. «Le nombre de photos prises en un jour est inégalé, que ce soit de la destruction ou des victimes », dit-il. «Sans doute cette intensité est-elle d’autant plus perceptible que nous n’étions pas en état de guerre à proprement parler», constate-t-il.

C’est sans doute aussi l’absence de cet état de guerre qui alourdit encore plus l’impression de la ville fantôme qu’est devenue Beyrouth. «Au lendemain de la guerre civile, même dans Beyrouth détruit, il y avait l’espoir, aujourd’hui, c’est le néant», confie Liliane Kfouri, ancienne directrice du CEMAM.

Photos Ramzi Haidar Photos Ramzi Haidar

Rapports entre mémoire et justice

Dans les deux cas de figure, il y a une amnésie que le pouvoir impose. Si au lendemain de la guerre civile, il y a eu une injonction à l’oubli, une confiscation de la mémoire collective par le pouvoir en place, formé majoritairement des anciens seigneurs de la guerre, il est interdit à l’enquête autour du 4 août d’aboutir. Le gouvernement vient de prendre la décision jeudi de détruire les silos du port, symboles de l’explosion, mais aussi, lieu du crime qu’il reste à instruire.

C’est «dans la continuation de l’impunité» qu’il faudrait faire le parallèle entre le 4 août et la guerre civile, souligne Lynn Maalouf, directrice régionale adjointe d’Amnesty International.

«L’explosion au port est le résultat de la faillite de l’État de droit, une faillite à protéger ses citoyens jusque dans leurs foyers», explique Mme Maalouf. L’État a même failli à son obligation de recenser les victimes et disparus, seul un premier bilan officiel préliminaire ayant été publié. «C’est grâce à la société civile que les victimes ont pu être reconnues comme telles», dit-elle.

La responsable d'Amnesty International estime qu’il est tôt de parler de mémoire en ce qui concerne le 4 août, tant que justice n’a pas été rendue.

Tel n’est pas tout à fait l’avis de Carmen Abou Jaoudé. Pour elle, «la mémoire est une forme de justice», en plus de celle que rend l’État. «Les silos sont à la fois un lieu de mémoire et une preuve du crime commis», les détruire c’est priver les Libanais de vérité, comme cela avait été fait au lendemain de la guerre.


Un recul nécessaire

Il serait donc infondé de présumer d’une amnésie volontaire autour du 4 août, en se basant sur la passivité actuelle des Libanais. Lynn Maalouf invite à condamner l’État pas les citoyens, qui ne gèrent pas forcément de la même manière leurs traumatismes communs.

Liliane Kfouri fait remarquer que les vécus sont différents et ne sauraient être documentés sur le vif, en tout cas pas du point de vue de l’historien. «La mémoire est à consulter après un certain temps, il faut du recul pour assimiler un fait, le digérer», dit-elle.

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L’écriture et la mémoire «dans la contemporanéité»   

C’est dans la littérature qu’un fait semble prompt à être saisi. Dans un webinaire organisé mercredi par l’Institut des sciences politiques de l’USJ, autour du thème de «L’écriture au service de la mémoire», animé par le directeur de l’Institut, Karim Bitar, l’écrivaine Hyam Yared souligne que «l’écriture est contextuelle à la contemporanéité et au lieu duquel elle nait».

Dans Tout est halluciné, elle raconte l’histoire d’une enfant sortie du coma qui se réapproprie sa mémoire malgré l’omniprésence du père, et contribue ainsi à «déconstruire un certain récit du réel», dicté unilatéralement, autour de la guerre civile en y «incluant l’autre», en en faisant «un récit consensuel». Dans Implosion, dont la rédaction a été momentanément interrompue par le 4 août, c’est «l’effondrement de l’intime dans un pays en déliquescence» qu’elle essaie de saisir dans l’écriture. Comment «réinventer l’intime» ravagé par le 4 août, dans un pays où «nous sommes constamment privés de la vérité?», se demande-t-elle.

Introspection nécessaire

Dans Beyrouth 2020 : journal d’un effondrement, Charif Majdalani a tenté dans un premier temps de relater les récits de la détresse économique des Libanais, en remontant l’origine du désastre et cet éternel recommencement propre au Liban. L’explosion «est venue changer la nature du texte», et «dominer par son vacarme ce qui pouvait encore se dire». Mais même le romancier qu’il est n’avait «pas de recul suffisant pour écrire un roman». «Il fallait trouver le moyen de dire l’horreur que nous vivions». Voyant que ses récits «manquaient d’intériorité», il l’a retrouvée dans le journal de sa femme, où elle écrivait ses traumas et ceux de ses patients, ainsi que tous les refoulés, ravivés par le 4 août.

C’est dans le bâtiment du Musée national que Diane Mazloum a passé une nuit aux fins d’écrire un livre, après avoir survécu au 4 août avec sa fille. «Ce musée présente les stigmates de la guerre libanaise et portait déjà les marques de l’explosion; ce musée est au cœur de notre identité et de notre mémoire», dit-elle. C’est là que la romancière «a mené un travail archéologique dans ses propres ruines».

Un travail qui ne l’a pas empêché de prendre ses distances avec le Liban, ce «gâchis magistral».

Photos Ramzi Haidar

« Demain est mort »

Dans Éclat d’une vie, Caroline Torbey, elle, a trouvé dans l’écriture le moyen de faire entendre au monde ce que les Libanais vivent. «Écrire pour surmonter la vulnérabilité», c’est passer d’un statut de victime à un état combatif, dit-elle.

Pourtant, ce combat est de plus en plus difficile à délimiter. Si Camille Ammoun s’est essayé à la psycho-géographie en relatant l’histoire à travers une rue de la capitale, il fait aussi le constat que «demain est mort». A défaut d’un travail de mémoire, la révolution d’Octobre 2019 était le moment où les Libanais, incapables de se réconcilier avec leur passé ni de construire un avenir, avaient réussi, le temps de la thawra, à dépasser le vécu de la guerre, sans nécessairement avoir achevé le travail de mémoire. Et cela semble être un acquis, malgré l’impression actuelle de suspension dans le temps…

 
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