Bleu nuit, de Dima Abdallah, fait le récit d’une errance. Celle d’un personnage narrateur dont on ignore le nom. D’abord agoraphobe, il décide, en apprenant la mort de l’unique femme qu’il a aimée, de jeter des clés dans un caniveau et de vivre dans la rue. Le titre renvoie à l’obsession d’une couleur, le bleu nuit, celui de la robe préférée de l’amante, dont il trouve partout des résurgences, et plus particulièrement dans les paysages nocturnes.
« Je me rappelais son sourire et ses joues rosées quand je lui avais dit pour la première fois à quel point elle était belle dans sa robe bleu nuit.»
De l’agoraphobie à l’errance
Les couleurs dont se pare le récit apparaissent souvent froides, gris d’une écharpe, vert de la mer des plages normandes, le rouge demeurant pour lui celle du sang, des «fleurs rouge sang de la poussière de mon souvenir».
L’errance est parfois comparée à une danse, par sa légèreté, ou la sensation d’apesanteur qu’elle procure. Elle s’apparente aussi à la traversée d’un labyrinthe, mais sans la dimension anxiogène que procure l’impression de se perdre. Le personnage, qui se décrit lui-même comme hypocondriaque, en proie à de multiples maux, trouve dans la rue, à laquelle il confère une dimension thérapeutique, une possibilité de libération.
«Elle me ferait mourir et renaître, elle réussirait là ou mes rituels et mes TOC avaient toujours échoué et moi je me donnerais à elle corps et âme.»
Le geste aussi radical que symbolique de jeter ses clés suppose un caractère d’irréversibilité. Avec la rue, le narrateur conclut une sorte de pacte, qu’il signe de façon quasi cérémonielle. Il visualise l’écroulement de son passé à la manière d’un effondrement général, qui donne à la scène une dimension presque apocalyptique. Ce n’est pas le seul passager de ce type. Le désir de voir ou de faire exploser les choses intervient dans le texte de manière insistante. Ce motif renvoie sans doute chez l’auteure à un traumatisme personnel, lié à son pays d’origine : le 8 août 2020, elle a publié une tribune au Monde à la suite des explosions du port de Beyrouth, une ville qui a subi, à de nombreux moments, un effacement de sa mémoire architecturale, en particulier avec la guerre.
La douleur du souvenir
Souvenirs, sensations, sentiments se rejoignent dans une commune expression de la douleur qui hante le protagoniste. Le décor lui-même se teinte d’affectivité. Les larmes ruisselant sur ses joues sont désignées par une métaphore marine, celle de la Manche, qui est aussi pour lui, du fait que «la plage de Cabourg anéantit tous les souvenirs de pins parasols, de soleil écrasant et de bleu profond», selon ses termes mêmes, «la seule plage où, dit-il, je voulais bien l’accompagner». La description du chagrin s’effectue de manière physiologique, dans un roman où le corps joue un rôle prépondérant, et ne se dissocie jamais de l’esprit. D’ailleurs, des correspondances s’établissent entre les deux, à travers le choix des images par l’auteur: «Les souvenirs déferlaient en moi» préfigurent la description des sensations gustatives, lorsque le personnage principal évoque la salive qui déferle dans sa bouche, et renvoient, encore une fois, à la vision récurrente de la plage de Cabourg et de ses hautes vagues. La proximité de la Seine les réactive, avant qu’elles ne fuient à nouveau:
«L’image de son visage qui sourit s’évanouissait petit à petit de ma tête, au rythme de la Seine qui coule. Les tourbillons dans l’eau avalaient tout. Petit à petit, il n’y avait plus rien que le son de la porte qui claque, la mer, et ses cheveux emportés par le vent.»
Si la relation à la nourriture et au goût parcourt le roman, les sons jouent un rôle essentiel dans un récit qui restitue les bruits du quotidien, les vibrations, et tout le panorama sonore de la grande ville, avec parfois des moments de silence. Une musique de jazz accompagne souvent l’intériorité du personnage, Nina Simone notamment, Louis Armstrong ou Ella Fitzgerald, qu’il associe à celle qu’il prénomme Ella:
«Nina a chanté toute la nuit. Elle a chanté le plus beau des requiem. Chaque vibration que produisaient ses cordes vocales m’arrivait comme un coup de poing dans le thorax. Le plus fort, le plus sublime des coups de poing. La douleur envahissait ma poitrine. Tout le reste était anesthésié. Mes bras et mes jambes étaient engourdis et ma tête vidée de tout. Tout était endormi. Tout était vide. Sauf mon thorax et la voix de Nina.»
Le trajet du narrateur: un parcours ponctué de figures féminines
Son itinéraire se concentre dans quelques rues du XXe arrondissement et le Père Lachaise, dont chacune est associée à un personnage, féminin de préférence. Au fil des pages, l’écrivain décline une galerie de figures attachantes, Emma, Ella, Martha, Layla, des prénoms rimant avec celui de l’aimée, Alma, qui signifie «âme». «Emma n’est pas maigre. Emma est un Giacometti.» Si son nom est presque semblable, son corps apparaît à l’exact opposé de celui de la voluptueuse Ella, qui lui rappelle une «des trois Grâces de Botticelli». Emma est anorexique, Ella va le nourrir. L’écriture singulière de Dima restitue toute l’humanité de ces invisibles que personne ne remarque, et qui réussissent toutes à créer un lien spécial avec le narrateur par des cadeaux, des regards, des insultes ou des sourires. Mais, derrière toutes ses images de la femme se dessine en filigrane celle de la mère, dont le protagoniste ressasse l’abandon. À ses côtés, rompant sa solitude, Minuit, la chienne qui passe ses journées sur la tombe de Louise, sa maîtresse décédée, et qui reste près de lui toutes les nuits:
«Minuit est d’une beauté à couper le souffle. Une grande silhouette élancée, un poil court, et une tête fine où se dressent les oreilles dans une parfaite symétrie. Mais, bien plus que sa beauté, c’est son regard qui faisait que, chaque jeudi, je passais des heures à l’observer. J’ai toujours été fasciné par la tendresse qu’on lit dans le regard des chiens, mais le regard de Minuit n’était en rien semblable à tout ce que j’avais connu auparavant… Un unique mélange de mélancolie et de résignation qui vous désarme.»
Le roman se dévide selon le rythme du monologue intérieur du héros, dont le seul point de vue nous est présenté. Tout ce que nous savons des autres découle de son regard, plein de tendresse et d’empathie. Cette figure nous touche par ses failles, ses angoisses, son désespoir. Il manifeste pourtant une énergie hors du commun pour survivre et une grande dignité, même s’il cède parfois aux démons de la drogue. Sa compréhension d’autrui se passe de mots, mais réside plutôt dans les petits gestes et les regards échangés.
Réminiscences poétiques et poésie du banal
Dima Abdallah, née à Beyrouth, est la fille du poète Mohammed Abdallah et de la romancière Hoda Barakat. Son récit est irradié d’une intense dimension poétique, qui magnifie ses descriptions de la rue et du cimetière. Le familier lui-même prend une autre résonance. Les notations sensorielles abondent, en réactivant la mémoire affective, dans l’esprit de La Recherche du temps perdu, même si la réminiscence proustienne revêt un goût déplaisant. Elle se trouvait déjà suggérée par l’évocation de Cabourg, un des lieux privilégiés de La Recherche.
Chronique rédigée par Marion Poirson-Dechonne
« Je me rappelais son sourire et ses joues rosées quand je lui avais dit pour la première fois à quel point elle était belle dans sa robe bleu nuit.»
De l’agoraphobie à l’errance
Les couleurs dont se pare le récit apparaissent souvent froides, gris d’une écharpe, vert de la mer des plages normandes, le rouge demeurant pour lui celle du sang, des «fleurs rouge sang de la poussière de mon souvenir».
L’errance est parfois comparée à une danse, par sa légèreté, ou la sensation d’apesanteur qu’elle procure. Elle s’apparente aussi à la traversée d’un labyrinthe, mais sans la dimension anxiogène que procure l’impression de se perdre. Le personnage, qui se décrit lui-même comme hypocondriaque, en proie à de multiples maux, trouve dans la rue, à laquelle il confère une dimension thérapeutique, une possibilité de libération.
«Elle me ferait mourir et renaître, elle réussirait là ou mes rituels et mes TOC avaient toujours échoué et moi je me donnerais à elle corps et âme.»
Le geste aussi radical que symbolique de jeter ses clés suppose un caractère d’irréversibilité. Avec la rue, le narrateur conclut une sorte de pacte, qu’il signe de façon quasi cérémonielle. Il visualise l’écroulement de son passé à la manière d’un effondrement général, qui donne à la scène une dimension presque apocalyptique. Ce n’est pas le seul passager de ce type. Le désir de voir ou de faire exploser les choses intervient dans le texte de manière insistante. Ce motif renvoie sans doute chez l’auteure à un traumatisme personnel, lié à son pays d’origine : le 8 août 2020, elle a publié une tribune au Monde à la suite des explosions du port de Beyrouth, une ville qui a subi, à de nombreux moments, un effacement de sa mémoire architecturale, en particulier avec la guerre.
La douleur du souvenir
Souvenirs, sensations, sentiments se rejoignent dans une commune expression de la douleur qui hante le protagoniste. Le décor lui-même se teinte d’affectivité. Les larmes ruisselant sur ses joues sont désignées par une métaphore marine, celle de la Manche, qui est aussi pour lui, du fait que «la plage de Cabourg anéantit tous les souvenirs de pins parasols, de soleil écrasant et de bleu profond», selon ses termes mêmes, «la seule plage où, dit-il, je voulais bien l’accompagner». La description du chagrin s’effectue de manière physiologique, dans un roman où le corps joue un rôle prépondérant, et ne se dissocie jamais de l’esprit. D’ailleurs, des correspondances s’établissent entre les deux, à travers le choix des images par l’auteur: «Les souvenirs déferlaient en moi» préfigurent la description des sensations gustatives, lorsque le personnage principal évoque la salive qui déferle dans sa bouche, et renvoient, encore une fois, à la vision récurrente de la plage de Cabourg et de ses hautes vagues. La proximité de la Seine les réactive, avant qu’elles ne fuient à nouveau:
«L’image de son visage qui sourit s’évanouissait petit à petit de ma tête, au rythme de la Seine qui coule. Les tourbillons dans l’eau avalaient tout. Petit à petit, il n’y avait plus rien que le son de la porte qui claque, la mer, et ses cheveux emportés par le vent.»
Si la relation à la nourriture et au goût parcourt le roman, les sons jouent un rôle essentiel dans un récit qui restitue les bruits du quotidien, les vibrations, et tout le panorama sonore de la grande ville, avec parfois des moments de silence. Une musique de jazz accompagne souvent l’intériorité du personnage, Nina Simone notamment, Louis Armstrong ou Ella Fitzgerald, qu’il associe à celle qu’il prénomme Ella:
«Nina a chanté toute la nuit. Elle a chanté le plus beau des requiem. Chaque vibration que produisaient ses cordes vocales m’arrivait comme un coup de poing dans le thorax. Le plus fort, le plus sublime des coups de poing. La douleur envahissait ma poitrine. Tout le reste était anesthésié. Mes bras et mes jambes étaient engourdis et ma tête vidée de tout. Tout était endormi. Tout était vide. Sauf mon thorax et la voix de Nina.»
Le trajet du narrateur: un parcours ponctué de figures féminines
Son itinéraire se concentre dans quelques rues du XXe arrondissement et le Père Lachaise, dont chacune est associée à un personnage, féminin de préférence. Au fil des pages, l’écrivain décline une galerie de figures attachantes, Emma, Ella, Martha, Layla, des prénoms rimant avec celui de l’aimée, Alma, qui signifie «âme». «Emma n’est pas maigre. Emma est un Giacometti.» Si son nom est presque semblable, son corps apparaît à l’exact opposé de celui de la voluptueuse Ella, qui lui rappelle une «des trois Grâces de Botticelli». Emma est anorexique, Ella va le nourrir. L’écriture singulière de Dima restitue toute l’humanité de ces invisibles que personne ne remarque, et qui réussissent toutes à créer un lien spécial avec le narrateur par des cadeaux, des regards, des insultes ou des sourires. Mais, derrière toutes ses images de la femme se dessine en filigrane celle de la mère, dont le protagoniste ressasse l’abandon. À ses côtés, rompant sa solitude, Minuit, la chienne qui passe ses journées sur la tombe de Louise, sa maîtresse décédée, et qui reste près de lui toutes les nuits:
«Minuit est d’une beauté à couper le souffle. Une grande silhouette élancée, un poil court, et une tête fine où se dressent les oreilles dans une parfaite symétrie. Mais, bien plus que sa beauté, c’est son regard qui faisait que, chaque jeudi, je passais des heures à l’observer. J’ai toujours été fasciné par la tendresse qu’on lit dans le regard des chiens, mais le regard de Minuit n’était en rien semblable à tout ce que j’avais connu auparavant… Un unique mélange de mélancolie et de résignation qui vous désarme.»
Le roman se dévide selon le rythme du monologue intérieur du héros, dont le seul point de vue nous est présenté. Tout ce que nous savons des autres découle de son regard, plein de tendresse et d’empathie. Cette figure nous touche par ses failles, ses angoisses, son désespoir. Il manifeste pourtant une énergie hors du commun pour survivre et une grande dignité, même s’il cède parfois aux démons de la drogue. Sa compréhension d’autrui se passe de mots, mais réside plutôt dans les petits gestes et les regards échangés.
Réminiscences poétiques et poésie du banal
Dima Abdallah, née à Beyrouth, est la fille du poète Mohammed Abdallah et de la romancière Hoda Barakat. Son récit est irradié d’une intense dimension poétique, qui magnifie ses descriptions de la rue et du cimetière. Le familier lui-même prend une autre résonance. Les notations sensorielles abondent, en réactivant la mémoire affective, dans l’esprit de La Recherche du temps perdu, même si la réminiscence proustienne revêt un goût déplaisant. Elle se trouvait déjà suggérée par l’évocation de Cabourg, un des lieux privilégiés de La Recherche.
Chronique rédigée par Marion Poirson-Dechonne
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