Le retour en force de la diplomatie turque d'Erdogan

Par Nicolas Beau, Mondafrique


En accueillant à plusieurs reprises sur son territoire des représentants de la Russie et de l’Ukraine dans une tentative de recherche d’un accord, la Turquie est apparue comme une puissance régionale équilibrée qui, sans renier son appartenance à l’OTAN, défend les intérêts légitimes de la nation turque face notamment aux opérations de déstabilisation des Kurdes du PKK, un parti extrémiste violent qui met en cause l’intégrité territoriale de la Turquie.

Le chef de la délégation russe, Vladimir Medinski, a fait état de «discussions substantielles» mardi matin à Istanbul, où les négociations se font sous l’égide de la Turquie et du président Erdogan.

 

 

Accusé de méthodes autoritaires, d’une complaisance supposée pour Poutine, de l’aide qu’il aurait apportée aux groupes extrémistes en Syrie ou en Libye, le Président Erdogan est parvenu, ces derniers mois et notamment en recevant en Turquie les représentants de l’Ukraine et de la Russie, à donner une grande visibilité à la diplomatie turque. La communauté internationale a réalisé que si l’avancée russe vers Kiev avait été stoppée faute d’essence, c’est parce que la Turquie avait livré à l’Ukraine des redoutables drones qui avaient détruit les camions citernes de l’armée de Poutine.

Le fait que Recep Erdogan ait tendu la main à ses adversaires d’hier, qu’il s’agisse de la France d’Emmanuel Macron, de l’Egypte ou de l’Arabie saoudite, et renoncé à quelques éclats de voix, a renforcé l’image d’une Turquie sophistiquée, consensuelle et incontournable dans les équilibres mondiaux.

Le président Erdogan a été traumatisé par la tentative de coup d’état en 2016  de la confrérie islamiste de Fethullah Gülen

 

 
Erdogan, changement de cap

Lors de l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan en 2003, la diplomatie turque avait tenté d’adhérer à l’Union européenne (UE) et avait pratiqué la politique du “zéro problème” avec les voisins régionaux, dont Israël, selon l’expression de l’ancien ministre des Affaires étrangères, puis Premier ministre, Ahmet Davutoglu. Autant d’orientations qui ont échoué après le veto de l’UE et l’éclatement des soulèvements arabes en 2011. Le printemps arabe a vu ressurgir « le spectre de l’irrédentisme kurde », notait le quotidien libanais "L’Orient le Jour". Lequel irrédentisme a toujours été porté par le PKK, ce mouvement terroriste qui a combattu depuis 1984 en Turquie en faveur d’un État kurde dans le cadre d’un conflit qui a fait plus de 40 000 morts.

Ces dix dernières années, le président Erdogan devait adopter une stratégie agressive à l’international en soutenant les Frères musulmans dans plusieurs pays de la région, la Tunisie, le Qatar et la Libye notamment. Traumatisé par la tentative de coup d’État fomenté en 2016  par la confrérie islamiste de Fethullah Gülen et révolté de ne pas avoir été davantage soutenu par ses alliés de l’OTAN, Recep Erdogan adopta une rhétorique brutale qui mêlait nationalisme, nostalgie de l’Empire Ottoman et populisme.
La Turquie, rempart contre Poutine

La Turquie devenait ainsi un sérieux grain de sable pour les occidentaux, mais aussi pour la Russie, qui vit l’offensive de son allié libyen, le maréchal Haftar stoppée nette en juin 2020 par l’intervention des drones et des instructeurs turcs en faveur du gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez Sarraj, reconnu par l’Organisation des Nations Unies (ONU).  » Les Turcs ont été les seuls au sein de l’OTAN, explique un diplomate français, à croiser le fer avec Vladimir Poutine à qui la Turquie n’a jamais fait allégeance ». Et le même d’ajouter: « Si les Turcs ont demandé aux Russes en décembre 2020 de leur livrer des systèmes de défense anti-aérienne S-400, c’est par dépit. Les Américains les avaient exclus des ventes d’avions F-35 et refusent toujours de leur vendre des avions F-16 très sophistiqués ».

Parmi les dirigeants occidentaux, Emmanuel Macron et son ministre des Affaires Étrangères, Jean-Yves Le Drian, ont particulièrement mal vécu la détermination turque en Libye, en Afrique, au Haut-Karabagh, mais également et surtout en Syrie, où les deux pays ont eu des intérêts antagonistes. C’était un peu, à écouter le président et les médias français, comme si les occidentaux seuls avaient le droit d’intervenir au nom de la communauté dite internationale.
Entre Paris et Ankara, l’épine kurde

Entre 2016 et 2019 en effet, Ankara a œuvré à la construction d’une aire de sécurité à sa frontière avec la Syrie en s’attaquant aux forces kurdes présentes, dont beaucoup étaient affiliées au PKK. Les opérations « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016-mars 2017) et « Rameau d’olivier » (janvier 2018) ont ainsi ciblé des zones à l’ouest de l’Euphrate, tandis que l’opération « Source de paix » (octobre 2019) ambitionnait d’étendre la région limitrophe sous contrôle turc à l’est du fleuve, jusqu’à la frontière avec l’Irak. Ankara n’a réussi que partiellement dans sa tentative.

Seulement voilà, la France, qui avait utilisé en forces d’appoint ces mêmes kurdes dans sa lutte contre les extrémistes de Daech, a dénoncé violemment les interventions de la Turquie. « La diplomatie française, a confié un ministre turc à Mondafrique, a considéré que ces terroristes kurdes, qui se servaient de la Syrie comme base arrière pour nous attaquer, devaient être défendus. Cette position était inadmissible. Le comble, c’est que Macron en a voulu à Erdogan, alors que ce dernier défendait seulement son pays contre un redoutable terrorisme ». Les combattants du PKK, dont la vision du monde est proprement stalinienne, ne sont pas, en effet, des enfants de chœur !

Le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu en Arabie saoudite pour y rencontrer le roi Salmane, mais aussi le prince héritier Mohammed ben Salmane

 

 
La main tendue vers le Caire et Ryad

Parallèlement à cette diplomatie très active dans la résolution du conflit ukrainien, le président turc a tout fait pour reprendre des relations normales avec ses adversaires d’hier. À savoir notamment l’Égypte et l’Arabie Saoudite.

Le week-end dernier, juste avant la fin du Ramadan, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu en Arabie saoudite pour y rencontrer le roi Salmane, mais également le prince héritier Mohammed ben Salmane – surnommé MBS. Un déplacement quasi inattendu – que l’on peut sans doute qualifier d’historique – qui vient interrompre près de trois ans de tensions et de relations glaciales entre les deux pays. Ankara et Riyad sont des puissances régionales rivales et toutes deux prétendantes au leadership du monde sunnite.

Ces tensions et cette froideur avaient notamment été exacerbées par l’assassinat dans des circonstances terribles du journaliste saoudien – et critique du clan El-Saoud – Jamal Khashoggi en octobre 2018 au consulat saoudien d’Istanbul. La Turquie avait alors directement pointé la responsabilité de hauts responsables saoudiens dans cet assassinat.


Mais depuis plusieurs mois, la Turquie veut jouer l’apaisement. Une série de gestes avaient été entamés par Ankara dès l’année dernière afin de restaurer des relations avec l’Arabie saoudite et d’autres pays de la région (notamment l’Égypte et les Émirats arabes unis). Le dernier d’entre eux, et non des moindres, s’est produit il y a quelques semaines lorsque la justice turque a décidé de renvoyer l’affaire Khashoggi aux tribunaux saoudiens.

Face à Emmanuel Macron qui avait pris le président Erdogan en grippe, les relations se sont également assainies. D’après des sources de Mondafrique, le conseiller diplomatique du président français, Emmanuel Bohn, aurait reconnu, face à un de ses visiteurs, que « la France comprenait les raisons qui avaient poussé la Turquie à investir le Nord de la Syrie pour s’en prendre à une partie de la population kurde affiliée au PKK ».

À l’issue en tout cas de la Présidentielle en France,  le président turc Recep Tayyip Erdogan a estimé, lors du second tour de la Présidentielle en France, que la défaite de la candidate d’extrême droite Marine Le Pen à l’élection présidentielle en France était « une victoire », ont rapporté ce samedi les médias turcs qui ont cité les propos du chef d’État turc. « L’élimination et la défaite des vues extrémistes lors de l’élection française est, me semble-t-il, une victoire, car tout ce dont nous souffrons est causé par l’extrémisme », a-t-il déclaré aux journalistes dans l’avion qui le ramenait d’un voyage en Arabie saoudite.

Des commandos turcs investissant le Kurdistan irakien

 

 
Le  PKK, l’ennemi juré

Tout en profitant de la fenêtre de tir offerte par l’invasion de l’Ukraine et en réaffirmant avec force son attachement à l’OTAN, la Turquie reste ferme sur un certain nombre de dossiers qu’elle considère comme non négociables: la lutte contre les Kurdes du PKK en Syrie et en Irak, une volonté de contrer la Grèce en Méditerranée orientale; ou encore sa détermination à étendre sa sphère d’influence en Afrique, en Libye ou en Tunisie.

L’obsession de la Turquie contre les tentatives d’encerclement par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste entière. En témoigne l’opération militaire – aérienne et terrestre – lancée, le 18 avril dernier, par Ankara dans la région kurde du nord de l’Irak, vise officiellement à lutter contre, en ciblant notamment les régions de Metina, de Zap et d’Avasin-Basyan. Des commandos de forces spéciales, des avions de guerre, des canons et des drones participaient à l’opération.  Ankara reproche à  Bagdad son incapacité à empêcher le PKK de mener des attaques contre son territoire à partir de la région du Kurdistan autonome, une zone dans laquelle il dispose de nombreux bases et camps d’entraînement

Le second dossier non négociable pour la diplomatie turque est l’attitude jugée belliqueuse de son voisin grec. « Malgré les tentatives incessantes de la Grèce de faire de la mer Egée, « un lac grec » en militarisant illégalement ses îles dans la région, estime l’éditorialiste Öznur Küçüker Sirenel, a Turquie est décidée à ne pas se laisser faire. Elle défendra coûte que coûte ses intérêts et droits en Méditerranée orientale »(1). La Grèce continue à prétendre une zone économique exclusive à partir de petites îles situées au large des côtes turques et qui lui ont été attribuées, au sortir de la guerre de 1914-1918, par les puissances occidentales qui ont tout fait pour faire payer à l’empire ottoman son alliance avec l’Allemagne.

Le cœur du conflit turco-grec concerne la petite île grecque de Kastellorizo (« l’île Meis » en turc), située à seulement deux kilomètres au large d’Antalya. Selon Athènes, les eaux entourant cette île sont sous souveraineté grecque, ce qui est inacceptable pour Ankara, puisque cela priverait la Turquie de dizaines de milliers de km² de mer riche en gaz (2).

« La seule consolation de la Grèce, estiment certains médias turcs, est de pouvoir compter sur le soutien de l’Union européenne dont notamment la France de Macron qui rêve d’obtenir le leadership de l’UE en alimentant les tensions dans cette région ».

Le président Mohamed Bazoum était reçu récemment en visite officielle en Turquie, un pays devenu un des principaux partenaires du Niger

 

 
La Turquie lorgne vers l’Afrique

Troisième dossier qui fâche la France et la Turquie, c’est l‘avenir du Sahel. Le président turc n’a jamais cessé d’affirmer une présence discrète, mais décisive notamment sur le plan militaire, notamment au cœur de la zone d’influence française en Afrique.

Le magazine Jeune Afrique a calculé que Recep Tayyip Erdogan s’est rendu près de 40 fois sur le continent, visitant 26 pays, comme Premier ministre ou président. Cette volonté d’ouverture de la Turquie vers l’Afrique s’est traduite par l’ouverture de nombreuses ambassades : 41 aujourd’hui, contre 9 en 2003 ; la multiplication des actions de la Tika, l’agence turque de coopération, qui possède 20 bureaux (depuis 2016, elle s’est implantée à Conakry, Dar es-Salaam, Djouba, Maputo, Moroni et Pretoria) ; a densification du réseau de la Turkish Airlines, qui dessert 53 villes africaines dans 35 pays.

Si, depuis 2016, la compagnie nationale a fermé ses lignes à destination du Cap-Vert ainsi que celles de Rabat, Pretoria, Kampala, Lusaka et Djouba, elle couvre désormais Conakry, Freetown, Zanzibar, les Seychelles et Moroni. Elle met également l’accent sur la Libye (avec quatre destinations : Tripoli, Benghazi, Sehba, Misrata), où les entreprises de BTP et les compagnies énergétiques turques cherchent à retrouver la place qu’elles occupaient sous Kadhafi.

Cette présence n’est pas pour plaire à Emmanuel Macron qui a cru qu’il allait emporter avec ses alliés du G5 Sahel, une victoire définitive conte les djihadistes. Ce qui clairement n’a pas été le cas. La crise que traverse la France avec ses alliés africains devrait faciliter l’offensive spectaculaire de la Turquie au cœur de ce qui était le pré carré français.

 

(1) Source : TRT en français

(2) La Turquie a développé la doctrine de la « Patrie Bleue » (« Mavi Vatan » en turc) qui consiste à imposer sa souveraineté sur une zone de 462.000 km2 en mer Noire, Egée et Méditerranée, ce qui est nécessaire pour « sa prospérité, sa sécurité et, même, son bonheur ».
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