Carmen Boustani, voyage au bout du féminisme
Comment la littérature féministe a donné naissance à l’écriture-féminine? De la théorie du manque chez Freud aux gender studies et la théorie queer aux États-Unis, entretien sur l’évolution de la condition et l’écriture féminines avec l’auteure féministe et théoricienne de l’écriture-corps, Pr Carmen Boustani.

Écrivaine et docteure d’État es lettres de l’université Lyon 2, Carmen Boustani est également diplômée en sémio-linguistique de la Sorbonne-Nouvelle. Pionnière, elle a introduit depuis les années 80 l’étude du féminin et l’écriture du corps, puis du féminin/masculin dans le cadre de la licence en lettres modernes à l’Université libanaise. Son champ d’intérêt privilégie l’écriture du corps et les différences sexuées dans le langage qu’elle aborde par la sémiologie gestuelle et l’oralité. L’orientation de ses publications en témoigne. À titre d’exemple L’Écriture-corps chez Colette; Les Effets du féminin: variations narratives qui a reçu le prix France-Liban en 2004; Oralité et gestualité, la différence homme femme dans le roman francophone; Aux frontières des deux genres, en hommage à Andrée Chedid… Elle a écrit des romans, des biographies et une infinité d’articles sur les écrits des femmes, la littérature francophone et l’inconscient du texte, parus dans des revues littéraires en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Afrique et au Liban. Elle a reçu la médaille d’or des écrivains de langue française en 2001, les Palmes académiques en 2006 et le prix d’excellence du Centre national de la recherche scientifique en France en 2012. Son ouvrage Andrée Chedid, l’écriture de l’amour a été couronnée par le prix Phénix en 2016. Avec elle, nous ferons un voyage au bout du féminisme, des courants qu’il a suscités, avec leurs nuances, leurs divergences et leur côté révolutionnaire. Entretien avec l’auteure avant-gardiste et la théoricienne pionnière Carmen Boustani.



Les lecteurs et les lectrices, parfois même les plus chevronné.e.s, ont tendance à confondre «littérature féministe» et «écriture féminine». En spécialiste de l’écriture féminine (ou l’écriture-corps), pouvez-vous nous éclaircir ces différents concepts?

Sous l’influence du mouvement de libération des femmes qui proclame qu’il faut étudier «le sexe fort» d’une manière critique, les femmes rejettent les valeurs patriarcales assimilées dans leurs écrits. Leur travail porte sur le champ symbolique dont l’écriture est un enjeu en soi. Elles réclament la reconnaissance de leur création dans une continuité de la vie et du langage, faisant fi à Simone de Beauvoir qui écrit dans Le Deuxième sexe que le féminin est assimilé au négatif alors que le masculin est universel et a droit au neutre! Théorisée par Antoinette Fouque et Luce Irigaray, l’écriture féminine retourne le côté négatif du féminin tel qu’il a été conçu à plus de positivité. D’où la focalisation sur le corps. Dans mes livres L’Écriture-corps chez Colette et Oralité et gestualité, je montre que l’écriture féminine est dotée d’une spécificité à l’origine du langage et d’un mode de symbolisation nouveau.

On parle aujourd’hui de la présence du féminin dans l’écriture des écrivains hommes et vice versa pour les écrivaines. Comment comprendre ce concept au niveau du langage ?

Le terme féminin désigne ce qui est propre à la femme et le terme masculin à l’homme. Ce binôme sexué s’élève avec les champs de la recherche au rang de catégorie de pensée et circule entre les deux sexes. Avec Hélène Cixous et Jacques Derrida, le sexe devient une question de langage plutôt que d’organe. Ce qui intéresse c’est la mise en jeu des catégories du masculin et du féminin, communes aux deux sexes. Le féminin n’est plus réservé uniquement aux femmes. Il s’étudie également dans des livres d’homme. Derrida se l’approprie et l’explique dans son livre La Dissémination, c’est-à-dire jouer entre les deux sexes. Le rapport féminin/masculin se joue dans chaque œuvre, mais de manière différente d’une œuvre à l’autre. Le neutre n’existe pas dans l’écriture. Dans les textes de Colette, Chantal Chawaf, Camille Laurent, le rapport au féminin est différent que dans les textes de Marguerite Yourcenar par exemple. Du côté des hommes, le féminin est différent dans son rapport au masculin selon qu’il se situe chez Proust, Jean Cocteau ou chez Robert Solé ou François Mauriac. L’étude de ce rapport masculin/féminin est influencée par la linguistique et la psychanalyse. Sa lecture apporte du nouveau au texte. Il faut une formation pour pouvoir constituer une grille de lecture des textes.

Pouvez-vous illustrer vos propos par un ou des exemples?

Je traite cette problématique dans mon essai Effets du féminin: «L’étude du féminin pourrait être explorée à la fois dans des textes de femmes et d’hommes. J’ai tenu néanmoins à me limiter à un corpus d’œuvres de femmes, consciente qu’il y a précisément chez la femme un 'en plus' de puissance affective qui excède bien entendu le simple instinct maternel si souvent cité et une forme de symbolisation liée à une épreuve spécifique de la castration: ce que Freud et ses disciples ont qualifié de continent noir.» Analysant la bisexualité de l’écriture, je déclare dans L’Écriture-corps chez Colette: «Il est concevable que tout texte représente un mélange de marqueurs du féminin et du masculin sans doute indissociables au sein des combinaisons d’écriture textuelle: tantôt c’est l’élément féminin qui domine dans l’écriture, tantôt c’est l’élément masculin.» Il est temps qu’il y ait pour les deux sexes des identifications possibles, socialement reconnues pour les femmes, et une filiation symbolique croisée, seule chance d’une culture réellement mixte. Les valeurs féminines – l’altruisme, la sensibilité, la générosité – s’opposent au culte de la performance, de la force et des valeurs machistes.

Pour Lacan on ne peut pas mettre en cause le manque phallique structuré par Freud, ou «l’envie du pénis». Dans quelle mesure cette vision patriarcale est toujours d’actualité? Et comment la femme peut marquer l’écriture de son identité spécifique?

On trouve chez Jacques Lacan une remise en question du masculin et du féminin énoncés par Freud qui définit la femme par le manque, l’Autre, louant le primat du phallus. En confrontant ce binôme, il attribue le caractère actif au masculin et passif au féminin. Alors que pour Lacan le féminin est de l’ordre du non-dit, du «pas tout». Dans cette optique le féminin n’est pas un moins du masculin, mais un «en plus», un au-delà du phallique. Dans son séminaire «Encore», il définit la femme comme «in-finie», c’est-à-dire de l’ordre de l’insaisissable. Elle ne peut être enfermée dans un concept. Le féminin se substitue à la féminité traditionnelle qui enferme la femme dans une image stéréotypée, fantasmée pour susciter le désir phallique. La femme cherche à situer l’écriture hors de son cadre habituel et le texte se confond avec la vie; il se produit une coexistence. L’écriture devient le lieu privilégié où vie, histoire, gendre et genre convergent.


Il y a eu un décalage chronologique entre les études du gender qui apparaissent aux États-Unis en 1970 et les études du genre enseignées beaucoup plus tard en France, notamment à Paris VIII…

En France, le terme gender traduit par genre est équivoque. Il est utilisé comme genre grammatical, puis comme genre littéraire, il se diversifie pour indiquer le sexe biologique et le sexe social avant de traduire l’indécidable des sexes avec la théorie queer de Judith Butler. Cette notion a eu du mal à s’imposer en France. C’est en 2000 que les études du gender se multiplient en France alors qu’elles se sont affirmées depuis les années 70 aux États-Unis. Le mouvement né aux États-Unis avec Joan Scott s’appuie sur le côté social et non biologique du genre, puis évolue en gender trouble, une tendance à l’indétermination avec Judith Butler qui accouche le courant non binaire niant non seulement l’hétérosexualité, mais tout signe sexuel. À l’Inalco à Paris, selon un collègue, ses étudiantes changent leur prénom féminin par des prénoms neutres comme Camille par exemple. De sorte qu’il se retrouve dans son séminaire avec un bon nombre de Camille. Nous sommes dans l’asexué. Adieu à la séduction! On n’est plus dans les contraires qui s’attirent. La guerre des sexes n’aura plus lieu.

Vous avez introduit les études du genre et de la différence sexuelle dans les cursus universitaires. Quel est l’impact d’une telle progression sur l’égalité ou la compréhension des sexes au niveau culturel?

J’ai donné des séminaires sur l’écriture féminine, le mouvement féministe et les théories du genre à la faculté des lettres et à l’école doctorale de l’Université libanaise, dirigeant des thèses et des mémoires sur cette problématique que j’ai introduite dans le cursus universitaire. J’ai donné également à l’université du Saint-Esprit à Kaslik, un séminaire qui dégage la notion pertinente de différence sexuelle et son impact sur la langue. J’ai fait de la recherche du féminin et du masculin dans ce séminaire sociolinguistique l’aboutissement de mes cours. Au-delà du stade du miroir chez Lacan, j’ai traversé le miroir avec Alice aux pays des merveilles, montrant que le féminin est un langage libre, souverainement indifférent et qui passe d’un genre à l’autre, d’une forme à l’autre. Une écriture nomade qui ne peut être maintenue dans une réserve.

Dans quelle mesure la compréhension d’une œuvre littéraire dépend aujourd’hui encore de la connaissance de la vie de son auteur.e?

Dans le cheminement de l’histoire littéraire, la référence à la vie de l’auteur.e était une évidence; Sainte-Beuve, Gide, Lançon, etc. s’intéressaient à la biographie de l’auteur dans l’œuvre. Avec Barthes et Foucault l’intérêt est porté uniquement au texte, loin de l’auteur.e; le célèbre article «la mort de l’auteur» de Barthes a fait couler beaucoup d’encre, puis résurrection timide de l’auteur.e de nouveau avec Antoine Compagnon et la critique d’aujourd’hui. Dans tous les cas, je considère l’analyse de l’inconscient du texte, la méthode de Jean Bellemin-Noël très fiable pour découvrir le sens caché d’un texte et par le fait même les intentions de l’auteur.e. Sous le nom de l’inconscient du texte est-ce que je ne cherche pas à ma manière l’auteur.e? J’ai enseigné cette méthode et plusieurs de mes doctorant.e.s l’ont adoptée dans leur recherche.

Vous avez écrit la biographie de deux écrivaines majeures, l’une libano-égyptienne, Andrée Chedid, l’autre française, Colette. Qu’est-ce qui les unit et distingue leurs parcours?

Recourir à la clé femme pour retracer la vie de Colette ou de Chedid ne manque pas d’intérêt. Il ne s’agit pas de dénier leur universalité, mais d’indiquer plutôt à partir de quelles particularités stylistiques ou de contenu leur écriture se singularise. À chacune son itinéraire. Ce qui les unit, c’est qu’elles vont dans leurs écrits au plus profond d’elles-mêmes, pour essayer de trouver une expression nouvelle. J’ai été séduite par leurs parcours et j’ai consacré à chacune d’elles une biographie: L’Écriture-corps chez Colette et Andrée Chedid, l’écriture de l’amour. En partant de leur désir de transgresser, j’ai établi une interaction entre leur vie de femmes libres et rebelles et celle de leurs héroïnes autour de la thématique du courage, mot viril en soi qui, accaparé par les femmes, acquiert une signification polysémique, à savoir la rébellion, la révolte, la transgression. Une dissémination de leurs idées pour affirmer que le courage est femme et que toute femme est courage.

Vos livres varient entre le genre romanesque, les biographies et les essais dont vous êtes la pionnière pour certaines théories du corps et de la gestualité. Quel aspect de votre personnalité littéraire correspond le mieux à votre désir d’écrire?

Il me semble que chaque langue dispose d’un matériel spécifique. Aurais-je été littéraire sémiologue de la même manière en langue arabe qu’en français? Je ne pense pas. Est-ce que je me serais intéressée au corps, à la gestualité, à l’étude de la différence sexuelle, à la bipolarité du féminin et du masculin et aux écrits des femmes de la même manière? Je pense que chaque langue porte en elle un imaginaire, un esprit. Je suis heureuse de mon engagement dans la langue française pour écrire des essais, des romans et des biographies. On dirait qu’un fil conducteur lie les différents genres que j’ai abordés autour de femme et féminin. Je suis attirée par le genre romanesque qui s’accorde avec la nature des femmes, marquée par la gestation et la procréation. Je n’ai qu’à m’interroger: le roman est-il chose femelle? C’est lui qui me procure le plus le désir d’écrire, bien que toute écriture me fasse plaisir. Je dirais avec Duras: «Écrire c’était la seule chose qui peuplait ma vie et qui l’enchantait, je l’ai fait.»

Je vous remercie Carole Ziadé de m’avoir fait revivre mon parcours académique par cet entretien.
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