De l’optimisme comme vertu politique
On n’entre pas dans un processus politique sans un minimum d’optimisme. C’est ce que, malgré notre détresse collective, nous avons pu vérifier à chaque moment de ce long chemin qui nous a menés aux élections, la tenue même de celles-ci ayant relevé du miracle. Qui d’entre nous n’a pas pensé, au moins une fois, durant ce long chemin qui était également celui du doute pratiqué au quotidien, qu’elles n’auraient pas lieu? Aussi, c’est cet optimisme, il faut bien l’appeler ainsi, qui nous a permis de «tenir» ces trois longues et dernières années, qui a permis que la journée du 15 mai 2022 se mettre en place et qui nous a permis d’y croire. Car cet optimisme n’est pas pur élan de cœur. Il est une vertu politique. Il repose sur la croyance qu’une évolution sociale est possible. Et la confiance dans un désir: celui de vouloir être heureux.

Il faut croire donc que les élections ont aussi leur vertu. Celle de nous rappeler à la vie en démocratie, aussi grandiloquent nous semble être ce mot aujourd’hui. Car si l’insatisfaction, et plus largement l’indignation, forment des points d’entrée dans la politique, cela signifie que les élections, quelles qu’elles soient, nous rappellent qu’on peut changer les choses. Elles nous sortent de notre impuissance.

Comment comprendre toutefois que le politique, cette propension naturelle à vivre avec autrui, ne soit pas toujours suivi d'un intérêt pour la politique, ses institutions, ses orientations, ce qui organise cette vie avec son semblable? Comment, à partir de là, comprendre le désintérêt qu’on a tout de même observé pour les élections et les abstentions qui en ont été la conséquence? En ce dimanche des élections tant attendues, il faut reconnaître qu’elles étaient singulièrement importantes. Si l’optimisme paraît déraisonnable, les abstentions sont simplement incompréhensibles.

Le sentiment d’impuissance est une première cause de l’abstention. Cela est bien entendu ironique, la participation à la vie politique étant, seule, susceptible de restaurer la puissance perdue. Ceux qui «décrochent» de la politique et de ses discours ont l’impression de ne servir à rien, de ne pas avoir de prise sur le monde. À cela s’ajoute le fait que l’appareil politique n’a plus rien de «sacré» et que la politique elle-même ne se laisse appréhender qu’à travers l’idée que ses représentants sont corrompus. Enfin, il convient sans doute de le rappeler, cette abstention n’est pas uniquement la preuve d’un éloignement du politique mais aussi un signe de contestation, une prise de parole silencieuse.


Dans Exit, Voice, and Loyalty (Harvard University Press, 1970), l’économiste Albert Hirschman propose une typologie des trois réactions d’un usager face à la dégradation d’un service. Hirschman se place du point de vue d’un consommateur, mais il prévient que son modèle s’étend aux organisations, aux syndicats, aux partis politiques et à l’État. Ainsi, la première façon de signaler son mécontentement est la défection: si le service se détériore, on cesse d’acheter le produit, ou on ne renouvelle pas sa carte de membre. La seconde, c’est la prise de parole: on manifeste son insatisfaction en écrivant au service client. On ne renonce pas à l’usage du service, mais on œuvre bruyamment à son amélioration. La troisième, c’est la loyauté: on décide de ne rien dire, on reste fidèle à ce produit en dépit de sa détérioration.

La différence entre le politique et l’économique, c’est qu’avec le premier, la défection totale est impossible. On peut quitter un parti, on peut cesser d’acheter une marque pour se tourner vers un concurrent, mais il est difficile de concevoir la défection par rapport à la vie publique: il faudrait pour cela quitter le pays ou cesser de payer l’impôt. Mais comme, même abstentionniste, on est encore partie prenante de la société, l’abstention ne peut se réaliser comme défection et reste encore une prise de parole. Ainsi, l’abstentionniste ne veut visiblement plus participer au processus électoral, mais il ne peut intégralement s’extraire de la politique. Son abstention – la tentation d’un exit – se transforme alors en parole silencieuse et contestataire: on compte d’ailleurs son score, on cherche à en interpréter la signification.

C’est ce que les citoyens de ce vaste royaume des sceptiques et des impuissants semblent nous dire. Leur refus de voter indique cette volonté de ne plus y être et de signaler ce mécontentement par une défection. Nous répondons, en retour, que la démocratie, qui relève d’une pratique citoyenne constante, ne s’arrête pas aux élections. Comment continuer? C’est sans doute la seule vraie question. Celle qui doit nous permettre de performer cet optimisme qui est peut-être aussi la seule vertu véritable, si nous n’avons pas renoncé à croire qu’il existe un pays, et que ce pays est celui dans lequel nous voulons continuer de chercher notre bonheur.
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