Le «street art» de la «thaoura» tire sa révérence
Les élections législatives qui se sont déroulées au Liban le 15 mai, et auparavant les 6 et 8 mai pour les expatriés, ont eu une double valeur symbolique pour tous ceux qui avaient participé au mouvement de soulèvement populaire (la «thaoura») d’octobre 2019 : d’une part, une dizaine de cadres se réclamant de ce soulèvement ont fait leur entrée au Parlement ; et, d’autre part, l’une des premières conséquences de ce scrutin aura été la décision de lever la longue série d’énormes blocs en béton qui, pendant près de deux ans et demi, bouclaient sur un long périmètre tous les accès au secteur du siège de la Chambre, comme l’illustre la photo ci-dessous, l’objectif étant d’empêcher les manifestants de prendre d’assaut le Parlement.

La levée de ces blocs a débuté lundi après-midi en présence du ministre de l’Intérieur Bassam Maoulaoui et d’un groupe d’activistes. Il n’a pas été possible cependant de déterminer si l’opération concernera tout le périmètre entourant la zone de l’Assemblée nationale ou certains passages uniquement.

Ces blocs en béton ont donné naissance progressivement à un «street art» du fait qu’ils ont servi de supports sur lesquels nombre d’artistes amateurs avaient peint des fresques et des dessins illustrant leurs sentiments à l’égard des événements qui avaient secoué cette zone lors du soulèvement d’octobre 2019.

Le centre-ville de Beyrouth était ainsi transformé en une sorte d’espace d’exposition en plein air. Un retour sur ces principales peintures et fresques, qui font désormais partie du passé et qui risquent de ne pas être conservées, permet de se replonger brièvement dans l’atmosphère qui marquait ce soulèvement de 2019.

Les traits blanc et rouge représentent le long périmètre de grands blocs en béton qui bouclaient tout le secteur du Parlement et qui avaient été érigés lors du soulèvement d’octobre 2019 afin d’empêcher la prise d’assaut du siège du Parlement. Au centre sur notre photo, la Place de l’Etoile ; le siège de l’Assemblée est situé juste à gauche de la Place.

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L’une des principales illustrations (position 1 sur notre photo)  représente un militant portant un masque de protection contre les bombes lacrymogènes, positionné sur le visage de son partenaire en face de lui, comme s’il l’embrassait. Ce dessin est d’ailleurs entouré d’un cœur. Une œuvre peu commune dans le genre, qui peut donner lieu à plusieurs interprétations.



Les points 2 et 2 bis sur notre photo présentent, entre la rue Weygand et la rue qui lui est perpendiculaire, faisant face à la Place des martyrs, une série de huit portraits d’hommes et de femmes que l’on voit crier. Les portraits sont recouverts d’inscriptions en anglais, en français et en arabe : « I’m scared, are you alive? », « haddamo bayti » (ils ont détruit ma maison), « sa nabka khayfin » (on va toujours avoir peur) ». Des phrases qui ont été dites et entendues à maintes reprises lors du soulèvement d’octobre et qui reflètent certaines angoisses dues à la profonde crise socio-économique qui ébranle le pays.



Message d’espoir

La position 3 est une grande fresque peinte sur la façade d’un ancien hôtel de renommée, Le Gray, qui a fermé ses portes, victime des manifestations et du covid 19. « HOPE » (Espoir), de l’artiste Abed el Kadiri, est dessiné sur une grande échelle avec au centre deux colombes, dont l’une porte une branche de rameau, tous les deux symboles de paix.

Les yeux brillants de ces deux colombes laissent transparaitre un sentiment de tristesse mais aussi d’espoir. À droite, on distingue une mosquée et une église, l’une à côté de l’autre, symboles de la cohabitation entre chrétiens et musulmans… Un message puissant qui a été la force de ce soulèvement. Finalement, l’artiste inscrit « Beirut » surmonté d’une auréole, symbole de l’ange, au milieu et juste en dessous des deux colombes.



La position 4 se situe sur la place des martyrs où le visiteur fait face à deux structures. L’une représente un poing, devenu le symbole du soulèvement d’octobre 2019 sur lequel est inscrit au recto « thawra » (révolution) avec au verso l’inscription « Li Lubnan, lan nansa wa lan nousameh, majzirat 4 Ab 2020 » («Pour le liban, on n’oubliera pas et on ne pardonnera pas, l’explosion du 4 août 2020», au port de Beyrouth).




L’autre structure est en forme de cône blanc recouvert de photographies et de dessins, dont la photo de la petite fille Alexandra tuée dans l’explosion du 4 août, la plus jeune victime parmi les 200 tués.



Sur le socle de la statue des martyrs, d’autres peintures intéressantes sont à retenir, notamment celle du bébé en 3D encore dans le ventre de sa mère, relié au cordon ombilicale qui semble sortir vers le haut, vers la statue des martyrs. Le bébé est également couché sur des ailes d’ange. Cette fresque a un sens assez puissant, dans la mesure où elle semble dénoncer le fait que les enfants avant même d’être nés sont prédestinés à la tragédie, au drame et à la mort. A l’arrière du socle, l’artiste Roula Abdo a peint deux mains qui se tiennent et se serrent les poignets, signe de solidarité.



Un peu plus loin, dans la rue perpendiculaire à la place des martyrs, à la Place Riad Solh, deux murs élevés avaient été  construits pour bloquer les accès au Parlement. Ils sont recouverts de peintures, dont deux sont particulièrement fortes de sens. L’artiste Roula Abdo avait ainsi peint deux mains qui tentent d’ouvrir une porte virtuelle, de couleur noire ; cette porte est celle de la façade devant le Parlement.

La peinture illustre ainsi la volonté d’ouvrir la porte qui empêche les manifestants de parvenir à la Chambre. Elle revêt aujourd’hui un aspect prémonitoire dans la mesure où certains des activistes du soulèvement d’octobre ont réussi à «ouvrir» cette porte et s’apprêtent à faire leur entrée au Parlement en leur qualité de députés.



L’artiste Roula Abdo avait peint aussi (point 6) un œil qui regarde à travers la serrure d’une porte, comme pour affirmer que malgré le blocage du secteur de la Chambre, les Libanais voient tout et observent la classe politique. Dans les recoins de ces deux murs élevés, des blocs de pierre viennent combler les espaces vides et deviennent aussi un support pour des inscriptions, telles que « Thieves, Mafia, Danger Corruption ».



La dernière œuvre au bout de la rue est une inscription forte : « Salmiya » («de manière pacifique») ; ce dessin reflète la revendication des Libanais qui ne cessent de clamer haut et fort leur aspiration à la paix … Sans qu’ils ne soient toutefois entendus. Le nouveau Parlement offrira-t-il l’opportunité de faire entendre en direct ce cri de détresse, maintenant que les blocs de béton sont en train de tomber ?



 

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