Éclairage: pourquoi Israël repasse à l'action en Iran
Série noire à Téhéran. Le 22 mai, un haut-responsable des Pasdaran est assassiné au cœur de la capitale iranienne. Le 26 mai, un «accident industriel» dans une unité de recherche affiliée au ministère de la Défense tue un ingénieur. Le New York Times a révélé ce jeudi qu’Israël avait ciblé le responsable de la Brigade al-Qods.

«L'ingénieur Ehsan Ghad Beigi est tombé en martyr et l'un de ses collègues a été blessé», a annoncé ce jeudi le ministère iranien de la Défense. Cet «incident» est survenu près d'un complexe militaire au sud-est de Téhéran. Pour ce qui est de l’élimination dimanche dernier de Sayyad Khodaï, Israël a revendiqué aux États-Unis la responsabilité de son assassinat. Cet important officier des Gardiens de la révolution, l'armée idéologique de l'Iran, opérait au sein de la Brigade al-Qods, une unité spéciale chargée des opérations extérieures. Ces informations ont été révélées mercredi par le quotidien américain The New York Times. Mais pourquoi cette unité spéciale au sein de la Brigade al-Qods pose-t-elle problème à Israël? Le chercheur et expert de l’Iran Thierry Coville rappelle que «la politique régionale de l’Iran dépend de l’unité al-Qods», précisant «qu’elle dispose d’un rôle-clé en Irak, en Syrie et au Yémen. C’est un rôle militaire, sécuritaire et diplomatique».

S’agit-il d’un assassinat dans le sillage des opérations d’élimination israéliennes, ou cela est-il le signe d’un plus large engagement contre l’Iran de la part de l'État hébreu? Les questions restent nombreuses quant aux objectifs. Selon le spécialiste de l’Iran Jonathan Piron, «diverses informations permettent de penser que Khodaï était impliqué dans le développement du programme de drone iranien, destiné notamment à être envoyé à divers proxis comme au Liban, ce qui peut expliquer l’opération israélienne. Maintenant il est aussi nécessaire de tenir compte d’un autre timing: celui de la tentative de relance de l’accord sur le nucléaire ainsi que, côté israélien, de l’instabilité politique du gouvernement Bennett».

Autre point important, la Brigade al-Qods était dirigée par Kassem Soleimani, tué par une frappe américaine en Irak en janvier 2020. «Ses liens sont développés avec des éléments syriens mais aussi avec différents groupes armés au Liban et en Palestine», souligne Jonathan Piron. «Le développement de ses activités et de ses capacités est donc particulièrement suivi par Israël. Les allégations sur le développement par la Brigade al-Qods d’un programme de drones destinés à l’exportation peuvent donc avoir motivé Israël à intervenir afin de ralentir au maximum l’acquisition de nouvelles capacités offensives par des forces comme le Hezbollah», selon M. Piron.

«La politique régionale de l’Iran dépend l’unité al-Qods, elle dispose d’un rôle-clé en Irak, en Syrie et au Yémen», rappelle le chercheur Thierry Coville. (Photo AFP)

Tensions sur le nucléaire

L’enlisement des négociations au sujet du programme nucléaire iranien pourrait être un facteur entrant en jeu dans l’équation réalisée par Israël, sceptique quant aux pourparlers en cours entre Américains, Européens et Iraniens. L’accord signé en 2015 avait volé en éclats lors du retrait des États-Unis décidé unilatéralement par Donald Trump. Cet accord visait à encadrer strictement le programme nucléaire iranien, en échange d’un allégement des sanctions qui pesaient sur l’économie du régime de Téhéran. La question des missiles balistiques avait été mise de côté, au grand dam d’Israël, qui perçoit cet arsenal militaire comme une menace existentielle.

«On sait que les questions techniques sont réglées depuis plusieurs semaines et que les tensions restent sur des enjeux politiques, principalement celui sur le retrait, ou non, des Gardiens de la révolution de la liste des organisations terroristes américaines», souligne Jonathan Piron.

La France a estimé mercredi que ce serait «une erreur grave et dangereuse» de considérer que l'accord sur le nucléaire iranien restera «indéfiniment sur la table», alors que les négociations entre Téhéran et les grandes puissances sont bloquées.

Radicalisation


Une autre clé d’analyse réside dans le gel volontaire du processus de négociation en cours sur le nucléaire iranien. «Les actions depuis 2020 mettent plutôt en évidence la volonté de gêner, voire d’empêcher, la relance de l’accord en ciblant des personnalités emblématiques: Fakhrizadeh en 2020, Khodaï en 2022. Les commanditaires savent que l’élimination de ces responsables ne va pas ralentir le développement par l’Iran de son programme nucléaire ou de drone. En revanche, la possibilité de crisper ou d’exacerber les tensions internes entre les partisans d’une relance de l’accord, mal vu par Israël, ou de son abandon sont bien réelles», selon M. Piron.

Même son de cloche pour le chercheur de l’IRIS, qui estime que «cela peut être une opération visant à radicaliser encore plus le régime iranien, pour qui il est très difficile de concevoir que les Israéliens aient mené ce type d’opération sans que les États-Unis n'aient été au courant. Si on suit cette logique, il s’agit de rendre encore plus difficile les négociations sur le nucléaire, et d’empêcher les Américains d’y revenir», analyse Thierry Coville.

Outre Israël, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, certains Américains et Européens se sont opposé à l’accord de 2015. «La question est de savoir quelle est l’alternative à cet accord. Ce n’était pas un accord parfait, mais s’il avait été respecté par l’Iran, il aurait permis que le programme nucléaire iranien reste civil jusqu’en 2025. Sans accord, Téhéran est arrivé à un niveau d’enrichissement en uranium jamais atteint», observe le chercheur, qui rappelle également que «des radicaux veulent sortir du Traité de non-prolifération».

Les négociations sur le programme nucléaire iranien s'enlisent depuis plusieurs mois, avec l'apparition de surenchères iraniennes et américaines. (Photo AFP)

Vulnérabilité

Le régime iranien est-il plus vulnérable ces derniers temps? «Il y a une idée qui n’est pas nouvelle, c'est celle qui dit que l’Iran est en crise et que c’est la fin du régime. Je pense qu’il faut relativiser. Les dirigeants iraniens sont arrivés au pouvoir dans un contexte de tensions, ils ont eu la guerre contre l’Irak, une guerre civile, ils n’ont connu que des situations de crise», selon Thierry Coville.

Une question reste néanmoins en suspens: comment expliquer la relative facilité d’Israël pour opérer au cœur de l’Iran? Pour Jonathan Piron, «c’est une réelle question qui est débattue en Iran. L’assassinat en novembre 2020 de Fakhrizadeh, une personnalité particulièrement protégée, par un robot armé contrôlé à distance avait frappé les esprits. Il y a de nombreuse interrogations en Iran sur la faillite des services de sécurité et de renseignements. Sans compter les opérations de destructions d’infrastructures iraniennes liées au programme nucléaire, comme à Natanz en mai 2021.

Enfin, l’aspect symbolique n’est pas négligeable, selon le spécialiste. «C’est une situation qui mine d’autant plus les services iraniens que leur soft power, à savoir leur influence culturelle, cherche précisément à montrer qu’ils sont capables de bloquer ce genre d’opérations. Par exemple, Gando, une série iranienne réalisée en 2019, montrait les activités des services de contre-espionnage iraniens et leurs capacités d’actions. L’actualité montre à la population iranienne que cette force est finalement assez malmenée», conclu Jonathan Piron.

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